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THEATRE

JEUNES GENS

L'Auteur et l'Éditeur se i \6us les droits.

IA1NT-Q1

THEATRE

JEUNES" GENS

ALFRED SÉGUIN

PARIS

THÉODORE OLMER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

53, RUE BONAPARTE, 53

CONSEILS

Choix des l'oie*

La coutume de catégoriser, au théâtre, sous le nom d'emplois ainsi désignés : grand premier rôle, grime, père noble, financier, jeune premier, rai- sonneur, premier comique, deuxième ou troisième comique, utilité, ganache, etc.. les différentes aptitudes nécessaires à l'interprétation d'une pièce, doit également exister parmi les acteurs de so- ciété. Ainsi, le choix et la distribution des rôles dépendront moins du caprice ou de certaines vel- léités vaniteuses que de la nature même des inter- prètes.

Exemple : Un jeune homme élancé, maigre, aux traits délicats, aurait mauvaise grâce à disputer, dans Dom Povero de la Cabana, le rôle de Bar- baro à un brave garçon prédestiné à un succès facile ; et de même, celui-ci aurait tort de songer aux brillantes apparences du vrai marquis de

i

CONSEILS.

Santa-Cruz. Bien qu'il en coûte, il faut quelque- corder une sérieuse importance à la question physique; en effet, le spectacle est autant pour les yeux que pour les oreilles et la première chose à éviter est une criante anomalie.

Un amateur cherchera donc, avant toute chose, à utiliser les facultés qui lui sont propres et ainsi se trouvera faite la moitié de la besogne.

Lecture et «llsti-ihution

Aussitôt qu'une pièce aura été choisie, une me- sure essentielle consiste à réunir les jeunes gens es à y jouer un rôle et à leur faire entendre une bonne lecture; bonne, disons-nous, en ce sens qu'elle réclame tout ce qui peut donner une idée approximative de ce qui aura lieu plus tard sur les planches. Le résultat de cette lecture sera d'abord une parfaite intelligence du rapport des scènes entre elles, et, ensuite, pour peu que le lecteur ait d'expérience pratique, une forte indication delà manière dont il faut envisager les caractères.

La même séance voit la distribution des rôles;

et, dans le cas deux acteurs prétendraient

avec les mêmes droits à l'interprétation du même

personnage, comme l'harmonie est la condition

e d'une entreprise de ce genre, il va sans

CONSEILS.

dire que le sacrifié en tout ou en partie aurait sa récompense dans une occasion équivalente et pro- chaine.

Les Répétition*

Une espèce de logique dont on est aisément dupe engagerait volontiers à établir la loi suivante :

« Les acteurs se présenteront sans brochure sur le théâtre, c'est-à-dire auront le soin de se garnir la mémoire, de façon à ne recourir qu'accidentelle- ment à l'office du souffleur. On évitera ainsi bien des retards. »

Eh bien, l'expérience autorise le contraire, et, comme toujours, l'expérience a raison.

Les rôles s'apprennent presque tout seuls, pen- dant le travaille la mise en scène; en effet, de quoi se compose le jeu d'un acteur? de paroles et de pantomime corporelle ou plrysionomique ; ce qu'il dit appelle à son aide un mouvement, un geste qui ne sauraient appartenir au hasard, et réciproquement la justesse, l'à-propos de ces der- niers solliciteront un texte en rapport avec ce qu'ils ont l'intention d'exprimer. Voilà pourquoi tout apprendre d'avance, comme une leçon d'éco- lier, non-seulement serait inutile, presque impos- sible à cause des hachures du dialogue, mais en- core offrirait l'inconvénient de faire concevoir de

1 ! . ! I. S .

[a mise en scène que l'on ignore une idée aussi fausse que difficile à écarter ensuite.

Inutile d'ajouter que les recommandations pré- cédentes ne concernent qu'à moitié les tirades, les récits, objets d'une étude spéciale, et qui, une Fois réglé ce qui les concerne, doivent isolément achever de s'incruster dans votre esprit.

récits et surtout les monologues isolés constituent un des plus grands écueils pour tout le monde, â fortiori pour les débutants.

Seul eu scène I seul à servir de point de mire à toute une assistance! voilà, certes, de quoi donner la chair de poule aux moins timides! C'est donc plus que jamais l'occasion de s'identifier avec le caractère comme avec la situation que l'on veut bien traduire. Cette conviction fournira une foule de détails, de nuances, tant dans le débit des phrases que dans les mouvements de corps ou de physionomie. On devra également couper le texte par des temps et des allées et venues en long et «mi large, le tout afin de, comme on dit, remplir la scène, tâche difficile, périlleuse et d'autant plus glorieuse pour qui arrive à sortir de ce mauvais pas.

En bonne règle, il faudrait savoir presque aussi bien le rôle des interlocuteurs que celui dont on esl chargé; mais cela ne s'obtient qu'après de fré- quentes représentations, ce qui n'arrive guère aux

r.ONSi: i ls.

sociétés particulières; achevons ce paragraphe en conseillant aux mémoires peu exercées ou habi- tuellement rebelles un moyen mnémonique à peu près infaillible; il consiste à copier une ou plu- sieurs fois, selon les besoins de la cause, les pages que l'on désire ne point oublier.

Monologue en vers

Nous croyons devoir consacrer un article spécial au genre de pièce dont Clodoald offre un exemple à la fin de ce volume.

Non seulement il importe de bien savoir son r61e et d'en saisir toutes les intentions, mais la diction des vers exige une étude sérieuse rendue obligatoire par la nature même du texte évident ment plus élevé que la simple prose.

Deux écoles se disputent le code poétique ; l'an- cienne, à laquelle on reproche non sans motif trop de monotonie, et la nouvelle, qui tend à pous- ser loin la licence. Clodoald appartient plutôt à la première. L'enjambement, c'est-à-dire le dédain des fins de vers comme fins de phrase, n'existe que çà et là; c'est pourquoi l'artiste voudra bien contrebalancer, par un jeu, par un débit aussi dra- matique et sentimental que la nature et le tra- vail le lui permettront., ce qu'il y a toujours de

. il de méthodique dans l'expression de la en lignes alexandrines, soumises réguliè- rement à des points, à des virgules n'arrivant que yllabes et s'arrêtant fatalement me ou plusieurs douzaines, toujours à la tin «lu vers.

I.«» Kdiifllonr

[ci, trouve naturellement sa place un person- e de deus ex machina, dont l'impor- aérite sont en raison directe du dé- sir d'échapper aux veux comme aux oreilles des teurs. Il faut tâcher de n'avoir pas besoin de ses ser- vices, mais il y aurait imprudence à laisser vide ane place irrévérencieusement qualifiée de trou et au locataire de laquelle nos plus grands comé- diens doivent la majeure partie d'une insouciance et d'une désinvolture que le public admire sans ajer à en définir toute la cause.

lalité de bon souffleur dépend de beaucoup de choses, <{ ii" l'on aurait tort de dédaigner. Une partait" exactitude, un coup d'œil vif, une voix claire, ne sont pas moins indispensables qu'un soin particulier de soutenir les mémoires infidèles et de bien disposer ses paroles, c'est-à-dire de les

CONSEILS.

prononcer une à une rapidement, nettement, à la fois assez tard pour ne pas embrouiller le malheu- reux dont le regard involontaire implore son assis- tance, et cependant assez tôt pour que celui-ci ne soit pas exposé à rester coi.

C'est difficile; un bon souffleur dans un vrai théâtre est un homme précieux et même assez rare; quant aux amateurs, c'est entre eux et à tour de rôle que doit se désigner un aide aussi utile.

Cet exercice, loin de condamner au néant celui qui s'y livre, est, au contraire, une source d'obser- vations et d'études secondaires dont le prix est incontestable; ajouterons-nous qu'avec des no- tions fort élémentaires de la pièce et le secours du manuscrit ouvert devant la petite boîte, on a vu des comédiens se risquer sur la scène et jouer, comme on dit, au souffleur? jeu dangereux, à peine excusable en certains cas extrêmes et que nous croyons devoir ne conseiller à personne.

Mise en scène et accessoires

Si l'emploi qui précède a son mérite, un plus grand droit à notre estime appartient certaine- ment au metteur en scène, personnalité dans la- quelle se résument au même degré l'esprit et l'ex- périence de l'auteur et de l'acteur.

i [a mise eo scène Tu directeur de Paris donnait, à propos d'un des premiers ouvrages dramatiques de celui qui . lignes, une définition aussi simple, aussi [ue flatteuse et facile à comprendre; sau- rait-elle mieux qu'ici trouver sa place?

« Le travail de la mise en scène est la recherche plus ou moins heureuse des gestes, des mouvements si des différentes situations particulières à chaque mage ou à leur ensemble dans la pensée de l'auteur, au moment delà création de l'œuvre. » donc une science en même temps qu'une ne artistique, et l'on voit tout de suite com- bien son importance est capitale. Elle comprend le règlemenl des entrées, du séjour sur le théâtre nies. Ce règlement, destiné à donner tant de relief au spectacle, devient définitif et nulle infraction ne passerait inaperçue.

En principe, l'étude aura lieu scène par scène. < lhaque joui- de répétition en verra plusieurs ou une seule, selon les difficultés à vaincre, la familiarité teurs à établir. La fois suivante, on repren- dra le travail précédent, que suivront de nouveaux pas vers le dénoûment de la pièce Nousavonsdit que la mémoire se fortifiait en même temps que l 'assurance des artistes ; négliger ces lois fondamen- tales vous exposerait à d'affreux embarras, à de cruels mécomptes vis-à-vis du public. Un pas de

corfSEï i.s..

plus ou de moins, en avant ou en arrière, a souvent compromis le succès d'un ouvrage ou même déter- miné sa perte, parce que cette maladresse, entraî- nant des conflits ou des lacunes, provoquait un rire involontaire, lorsque le progrès de l'intrigue pré- tendait inspirer des émotions différentes.

Le respect de la mise enscène est donc essentiel, obligatoire. On a constaté ce respect chez tous les grands comédiens. Pour les accessoires, il est inté- ressant que leur choix corresponde exactement aux indications de l'auteur ; échappez au ridicule facile à éviter de négligences trop communes; ainsi, que de vieux bouquins déchirés ne se présentent jamais pour de beaux livres. Surtout, rappelez-vous que certaines choses comme une vraie soupe, une vraie salade, etc., produiront sans cesse le meilleur effet.

Des couplet»

Deux des pièces comprises dans ce volume sont mêlées de couplets, de rondeaux et de rondes.

Sachant combien la possession d'une belle voix chantante,., soitdit sans vouloir en faire un crime à personne,... est une chose rare, nous nous sommes appliqué à n'employer que des airs simples, déjà connus de beaucoup de monde, en tout cas faciles à trouver dans le recueil du Caveau, sinon dans la

!.

lu CONSEILS.

mémoire de tout chef d'orchestre un peu eoutu- mier de la chose théâtrale.

A l'encoutre de certains opéras, opéras comi- ques, ajoutons opérettes, pour lesquels et, par les- tabli le proverbe : « ce qui ne vaut pas la peine d'être dit^on le chante ! » les pièces nom- méès par abréviation vaudevilles,., car il faudrait rigoureusement les appeler : pièces à vaudeviles,... ne renferment que des couplets à pointes, à effets, pséquent désireux qu'on les écoute et les comprenne.

Couplets, rondes et rondeaux ne sont faits que pour cela. Loin d'obstruer la marche de l'intrigue, Dtribuent, ils lui sont indispensables; les Buppiïmer causerait une lacune et souventun vide nuisible au sens de l'ouvrage. Il convient donc de viser, avani tout, à la clarté du débit, detraiter les paroles en récitatifs, c'est-à-dire en laissant abso- lument à l'écart toute prétention vocale et sans demander autre chose aux musiciens qu'un accom- pagnemenl aussi modeste que joyeux, triste ou sentimental, selon les circonstances.

Costume et Maquillage

A.près les études proprement dites, vient le tour de la répétition générale, comparable à une der- nière épreuve typographique sur laquelle, moyen-

CONSEILS. 11

nant de légères corrections, est inscrit ie bon à tirer.

Pour des amateurs même, cette séance doit être sérieuse ; en effet, pourquoi mal faire ou n'exécu- ter qua demi une chose que tout le monde s'est donné la peine d'entreprendre avec l'espoir d'un heureux résultat ? autant céder sa place à de mieux intentionnés et demeurer tranquillement chez soi. Répéter généralement équivaut à paraître en public. Soyez donc prêts, et voici l'occasion de par- ler des changements plus ou moins compliqués à opérer dans votre individualité ordinaire.

Il est évident que vous êtes en mesure avec votre mémoire, hors de doute que les va-et-vient de la pièce ne vous embarrassent plus. Il s'agit donc, à présent, d'avoir l'air du personnage que nous allons interpréter. Vous ferai -je l'injure d'imaginer que vous en êtes à vous identifier avec son caractère, avec sa conduite? Non ! n'est-ce pas? Vous êtes con- vaincu que c'est arrivé ; vous vous sentez bien ins- tallé da?îs la peau du bonhomme?

Passons donc au costume. Son choix est impor- tant et l'accord est indispensable avec le tempéra- ment, les occupations, la catégorie sociale, comme la situation précise dans laquelle est surpris un incident comique ou dramatique de l'existence que l'auteur a voulu peindre. Il y a tout un poëme dans la façon de revêtir une enveloppe de cette espèce ;

as d'une corné, lie ou d'un mélodrame et sur- tout de Leurs interprètes a souvent dépendu d'un premier aspect, original sans cesser d'être vrai.

Ceci nous entraîne à signaler une excellente méthode familière dès le précédent siècle aux artistes de la Comédie-Française, particulièrement à Fleury, qui la prône dans ses mémoires: la pre- mière condition pour bien porter un costume est

ntir en lui comme chez soi; donc, il con- vient de Le briser à vos mouvements et d'éviter ainsi non-seulement une certaine gène mais la rpideur d'une étoffe neuve ou les faux plis prove- nant du passage du même habit en d'autres mains. Le couronnement de l'œuvre transformatrice est l'opération (pie désigne le terme usuel, assez vilain du reste, de maquillage.

Ici, l'artiste théâtral doil être doublé d'un dessi- nateur el d'un peintre-. Si votre extérieur naturel

ond à celui qu'on vous demande, contentez- vous d'accentuer les couleurs avec du blanc et du rouge. Désirez-Yous, au contraire, passer pour un homme plus âgé, pour un habitant de la cam-

. pour un étranger, pour un soldat, pour un apoplectique ou un valétudinaire? choisissez dans

innaissances, parmi les gens que vous ren- contrez quelquefois ou dans des tableaux, des gra- \ ores à la rigueur, ce que l'on appelle un bon type, dire un individu répondanl on nepeut mieux

U NSEILS, 13

aux conditions traditionnelles de sa classe ; effor- cez-vous d'assimiler au sien votre visage.

A ce propos, un conseil : donnez la préférence aux couleurs à l'huile. Elles s'appliquent mieux, ne sèchent pas trop vite et surtout échappent à l'inconvénient de flétrir la peau, sans compter qu'il en faut moins et qu'à poids égal, vous réalisez une économie énorme.

En face du public

Enfin, le grand jour, impatiemment attendu, est arrivé ; l'heure terrible et délicieuse approche ; parents, amis, amis de nos amis, connaissances de nos connaissances forment un public indulgent, néanmoins redouté. Ce public est déjà là, qui s'ins- talle, qui chuchotte, qui préjuge, et dont la curio- sité naturelle à tous les spectateurs augmente assurément de l'intérêt, de l'affection qu'il vous porte.

On a frappé les trois coups. La musique donne le signal et le rideau se lève.

Une intimidation souvent imprévue n'épargne personne et atteindra même les plus hardis; elle provient surtout des feux de la rampe dont l'éclat surprend, éblouit et paralyse la parole. C'est un tribut à paver; aussi devrait-on ne jamais débuter

]4 CONSEILS.

autrement que par de petits bouts de rôles, dans

Ls une défaillance ne dérangerait pas sérieu- sement l'harmonie générale.

M.us il es< trop tard et l'appel du régisseur: a Bu Boèoe ! messieurs ! en scènel on commence ! »

rouver chacun fidèle à son poste. I! existe plusieurs moyens de combattre ou tout au moins d'atténuer un embarras excessif. Le pre- mier, selon nous, consistera toujours à se pénétrer

Iction théâtrale comme d'une vérité ; à bien s'imaginer que l'on est, par exemple, Joseph, dans Brouillés depuis vingt-quatre heures; Jasmin, dans / S rtnirr (ht colonel: Athanas, dans Un qui- proquo; xai jeune moine dans Palais et cloître ; à croire fermement que l'intérieur des décors est une salle à manger un cabinet de travail ou une cellule; ,'i considérer avec la même conviction l'es-

l'.n uveif au-delà de la rampe comme un mur,

vers lequel on n'affectera pas outre mesure de se tourner en parlant. Le second, qui, au fait, passera pour Le complément de l'autre, est la résolution expresse, non-seulement de ne chercher à recon- naître, avant de jouer, comme en jouant, aucune figure dans la salle, mais de fuir la rencontre des regards même étrangers qui, avec des sourires ou

îtea a voire adresse personnelle, ne man- queraient pas de troubler au moins la régularité des répliques.

CONSEILS. 15

Si la présence du public est imposante, même en ne comptant que des invités avec lesquels indi- viduellement vous seriez très à l'aise, elle offre en échange un grand avantage : celui de vous forcer à mettre en réquisition toutes vos facultés, à jouer, par conséqueut, beaucoup mieux que Ton ne s'y attendait aux répétitions; enfin, à provoquer autre chose que des applaudissements de politesse, quelquefois ironiques, . . . l'assistance n'est point par- faite!... à vous attirer donc de véritables bravos, lesquels, admis par votre conscience en même temps que par votre amour-propre, seront à la fois une récompense et un encouragement.

Oh ! certainement, la plupart, sinon la totalité des jeunes gens qui se livrent au délassement théâtral, ne deviendront jamais de véritables comédiens ; néanmoins, tant qu'à faire, pourquoi ne pas, en cela comme en toutes autres. choses, vi- ser au mieux pour atteindre le bien ?

Tels sont, en terminant, les vœux sincères que nous formons en faveur des artistes-amateurs dont les efforts s'appliqueront à l'interprétation des dif- férents rôles qui composent le Théâtre des jeunes gens.

BROUILLÉS

DEPUIS

VINGT-QUATRE HEURES

PERSONNAGES

Pli nr.i \'IM TN I '. 50 ans, ancien militaire, l'ut DUM< 'NI 50 ans, ancien militaire. GUS1 WT, 18 ans, employé de commerce. J( >SI l'Il. 16 ans, domestique.

INDICATIONS PRISES DE LA SALLE

Vincent et Dumont, quoique tona les deux anciens soldats, t par leur tournure, leurs cheveux courts it leur* peuvent, néanmoins, différer d'aspect; l'un

t huître maigre. Non-seulement, la nature nuances distinctives, ingénier à compléter une physionomie ori- r l'adoption d'un tic nerveux, soit par l'imita- tion d'an tant de blessures anciennes. L'auteur ne saurait indiquer tous les détails; c'est aux acteurs à étudier l'eux, dans la'vie réelle, tout ce qui a rapport au travail ntiel est que les deux personnages soient co- miques, sans aller jusqu'à la charge.

i et sentimental, doit s'habiller décemment et ne inique. Joseph, au contraire, plus en dehors, plus loquace, plus déluré, i de te vêtir de façon à ce que son premier aspect an- nonce bien ce qu'il est, un garçon soigneux, assez coquet, a qui couleurs vives; ce qui, du reste, est le rigueur dans la livrée la plus modeste ; aussi, con- ■eillona-noua le gilet jaune ou rouge, les bas blancs avec souliers rta et le tablier à poche sur le devant.

ru : une pendule qui sonne; un plumeau; un plateau sur lequel deux tasses, deux petits pains, deux serviettes; deux ont l'air de contenir une robe de chambre et un pan- talon; quatre bouquets garnis de papier.

BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

FOLIE- VAUDEVILLE EN ON ACTE.

L'action se passe à Paria, chez Dumont et Vincent.

Le théâtre représente un petit salon bourgeois. Au fond, porte d'entrée : une porte à droite; deux à gauche.

SCENE PREMIERE

JOSEPH.

joseph (en costume de coquet, domestique. Il tient à la main un plumeau ; il arrive de la deuxième porte à gauche, et, d'un air très-alerte qui, de suite, le pose en esprit fort éveillé) :

Ah ! çà, mon ami Joseph, ce n'est pas le tout que d'être arrivé au grade éminent de valet pour tout faire, au service de MM. Pierre Vincent et Paul Du- mont, deux amis intimes comme on n'en voit pas souvent; il s'agit, aujourd'hui plus que jamais, de ne pas négliger votre ouvrage, sinon, gare aux plaintes

BROUILLÉS DEMIS VINGT- QUAI RE UEURE8

ot aux jérémiades!... Ah! dame, les jours se suivent

■m' pas,... et depuis vingt-quatre

heures... [comptant sur ses doigts) oui, ma foi, c'est

omme le temps passe!... et que d'inci-

rrivent nur lesquels on ne comptait guère ! [Changeant de ton.) Eh bien, encore les bras croisés,

l*av.Mit tire et les oreilles tendues au moindre bruit extérieur... Voilà comment vous écoutez mes re- commandations, monsieur Joseph ?(/>/ pendule sonne.) Allons ! alloua ! paresseux ! à la besogne ! et en avant le couplet de circonstance, comme dans les vaude- villes dont je me régale touteslesfois que j'en trouve

n. pour Agrémenter ce que la chose domes- tique aurai! sans cela de fastidieux :

ONNU.

La poussière Meurtrière Disparaît sous le plumeau; sans obstacle,

Vrai miracle. Tout reprend un air nouveau !

' d'èpousseter et montrant le dos d'une chaise qu'il tient de la main gauche,

i

Toute étoile déchirée, De velours ou de satin, Pour être encore admirée Voudrait dire, a son déclin : La poussière, etc.

SCÈNE II. 21

C'est l'image da volume, Oue publie un écrivain ; S'il abuse de sa plume, De lui nous dirons en vain :

La poussière,

Meurtrière Disparait sous le plumeau :

Sans obstacle,

Vrai miracle, Tout reprend un jour nouveau!

SCÈNE II

GUSTAVE, JOSEPH.

gustave (entrant assez délibérément, après avoir en- tre-bdillè la porte, qui déjà n'était que tout contre).

Bonjour, Joseph. *

joseph (surpris et se retournant).

M. Gustave ! Et comment ètes-vous entré, s'il vous plaît?

gustave (souriant).

Comment? mais par la porte... Elle était entrou- verte.

josei'U (remontant avec impatience, mais sans fuite).

Encore!... Cette petite laitière n'en fait jamais d'autres.

BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

gustavb (remontant plus vite que Joseph). Je vais la fermer.

joseph (s'arrêtant et laissant la roule libre). C'est ça..., en vous en allant.

Far exemple ! Crois-tu par hasard que j'aurai tra- versé Paris à pied, dès huit heures du matin, pour l'unique plaisir de souhaiter le bonjour à M. Joseph?

joseph (avec ironie et cependant d'un ton sérieux).

Ce serait, en effet, beaucoup de peine pour un excès de politesse dont je me déclare complètement indigne; mais je n'en dirai pas moins : partez, par- tez! je vous en prie, et, plus soigneux que la femme de Loth, sans regarder en arrière !

GUSTAVE.

Ah! çà, est-ce que tu as perdu la tête?

JOSEPH.

Non, Monsieur; j'ajouterai même que je ne la crus jamais plus solide.

GUSTAVE .

Sur tes épaules?... (Riant.) Ah! ah! tout provincial frais débarqué que je sois dans la capitale, je ne suis déjà plus le gros lourdaud des premiers jours, n'est-ce pas?

23

Et je vous en félicite. Voyez-moi! dirait-on qu'à douze ans je passais ma vie à crier : brrr! brr! der- rière un troupeau de co... d'habillés de soie, qui ne se montraient pas toujours d'une révérence exem- plaire? (On entend tousser fortement : hum! hum! au dehors, à droite et à gauche.) Mais, encore une fois, monsieur Gustave, pour l'amour de Dieu, partez! partez ! vite !

GUSTAVE.

Voyons, voyons, Joseph; tu oublies la circonstance particulière qui m'amène chez- nos protecteurs; cir- constance impérieuse, obligatoire et à qui le retard d'un jour seulement enlèverait tout son caractère.

JOSEPH.

Saint Pierre et saint Paul, double fête qui est, en même temps, celle de M. Vincent et celle de M. Du- mont? Monsieur Gustave, il n'y faut plus songer.

Qu'entends-je! et quel changement, aussi bien sur ton visage que dans ton langage !... Tu riais, tu chan- tais, tu montrais une humeur charmante, quand je suis entré, tandis que maintenant...

JOSEPH.

Je l'avoue. Entraîné par une gaîté naturelle qui fait dire à tout le monde : « Quelle heureuse na- ture ! » j'oubliais naïvement, sincèrement une vérité affreuse.

BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

l'u me lais peur, suis-tu bien ; et cotte affreuse vé- rité, quelle est-elle?

JOSEPH.

Attende/ que je m'assure... (// va sur la pointe des

pieds regarder à la serrure de droite.)Bien\ (Puisa

gauche.) Partait! (// revient vers Gustave, qui

se trouve maintenant à su gauche.) Nos bienfaiteurs

ont l'air de sommeiller encore, nous pouvons causer,

d baissant la voix d'un demi-ton, si cela vous

- il.

GUSTAVE.

Tout à fait égal.

Apprenez que M. Pierre Vincent et AI. Paul Du- mont n'ouvrent la bouche, depuis vingt-quatre heures, que pour s'adresser, directement ou indirectement, ironiquement ou brutalement, les choses les plus pi- quantes, les plus agaçantes, les plus mortifiantes.

Comment! deux amis d'enfance devenus tellement

râbles que réunissant leurs biens, ils avaient

résolu de vivre à frais communs et sous le même

toit jusqu'à la morti1 Voilà une triste nouvelle, mais

qui m'étonne encore puisqu'elle m'afflige.

JOSEPH.

i étrange, mais c'est comme ea.

25

Et moi qui venais, le cœur joyeux, m'assurer du moment je pourrais offrir un bouquet à ces Mes- sieurs; j'annonçais, en même temps, que la maison de commerce je fus admis sur leur recommanda- tion, ajoute quarante francs par mois à mes appointe- ments ; et je ne pourrai pas seulement les voir?

Gardez-vous-en bien; ils sont d'une humeur mas- sacrante, et qui ne vous épargnerait pas plus qu'elle ne fait grâce au malheureux Joseph .

Brouillés! brouillés! mais pourquoi? car, enfin, toutes querelles, même les plus folles, ont une cause ?

JOSEPH.

Ah! voilà... Je vais encore vous le confier, mais à voix tout à fait basse et vivement, attendu que l'heure du petit déjeuner approche;... encore une qui, pour moi, ne sera pas délicieuse!

GUSTAVE.

Parle donc, bavard !

JOSEPH.

Nous disions que nos bienfaiteurs avaient mis tout en commun, les revenus et les dépenses.

BROUILLES Mil is VINGT-QUATRE HEURES GUSTAVE.

M. Vincenl possède plus d'argent vaillant que son camarade.

JOSEPH.

nui, mais M. Dumont est le propriétaire de cette maison. Tout se compense, moyennant, toutefois, cer- lispositions arithmétiques, auxquelles M. Vin- comprend goutte; bref, ils sont économes, re, mais encore faut-il contenter tssaire; or, ces -Messieurs ont vu dans le ma- i bas, en liée, une robe de chambre et un pantalon à pieds qui leur font terriblement en- vie.

GUSTAVE.

Eh l'ion, tpii les empêche?...

1-lh! parbleu! la raison sociale, budgétaire, éco- nomique, tout ce que vous voudrez, au nom de laquelle chacun prêche une rigoureuse abstinence... aux dépens de son associé.

Je comprends! et à qui donnerais-tu raison, si l'on devait s'en rapporter à toi?

* Dans ma petite jugeotte, ils ont raison tous les deux; l'un, parce que sa jaquette est bien mince,

27

même en plein été; l'autre, à cause du paletot tout neuf qu'il est réduit à porter tous les jours, ce qui ne convient guère aux chaudes après-midi du mois de juin.

GUSTAVE.

Et il n'y a pas eu possibilité de s'entendre ?

JOSEPH.

Ils criaient assez haut pour ça; mais vous connais- sez leur ténacité mutuelle et réciproque.

Ils ont cependant quelques réserves personnelles provenant de petites sommes désignées sous le nom de monnaie de poche.

Oui, mais au fond de leur querelle survit une ferme résolution de ne pas manquer à rengagement de ne faire aucune emplette autrement que d'un commun accord.

GUSTAVE.

Et ils se brouillent; étrange manière de respecter ce bon accord! Tout cela est, en vérité, fort subtil.

Voilà bien ce qui les tracasse et qui, déjà, jette le désarroi dans leurs chères habitudes. Chacun, tout en comprenant que cette brouille ne peut être éter- nelle, n'a pas le courage d'y mettre un terme.

BROUILLÉS DEl'UIS VINGT-QUATRE HEURES

tion terrible l'amour propre est pour beaucoup et qui, yen suis sur, leur met le cœur à l'env

.lOSErH

Aussi, j'espère bien qu'à présent mon avis est le rôtre : évitons des complications dangereuses; at- tendez pour vous montrer qu'un gros nuage noir soit

GUSTAVE

Tu as raison, je cède, mais à regret; oh ! fort à regret, je te prie de le croire.

/ itemblif *ur le devant de l-t icènt.)

A ut de Gisell".

JOSEPH

Allons! Monsieur; un peu île patience Éloignez-vous à l'instant de ces lieux. Montrez-nous, en prolongeant votre absence, Le vif désir que chacun suit heureux !

GUSTAVE

J'obéis, mais Bans trop de patience, En n'éloignant à l'instant de ces lieux, Je veux prouver ail moyen d'une absence, Le vif désir que chacun soit heureux !

(Reprise en remontant jusqu'à la portet Joseph reconduit Gustave, qui sort en prononçant les der- niers mots.)

Il était temps

scène m. 29

joseph (seul).

SCÈNE III

VINCENT, à gauche; JOSEPH, au milieu; DU MONT, à droite.

vincent (en paletot ; il demeure sur le seuil et appelle). Joseph!

joseph (immobile). Monsienr Vincent?

dumont (en jaquette comique d'étroitesse; il demeure ('gaiement sur le seuil et appelle.) Joseph !

JOSEPH.

Monsieur Dumont?

vixcent (apercevant l'autre). Pierre ! ah ! tenons-nous bien !

dumont (même jeu). Paul ! oh ! oh ! ne cédons pas !

JOSEPH.

Me voilà dans une jolie position.

VINCENT.

Eh bien, Joseph! tu ne viens pas me souhaiter le bonjour?

80 BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE IIEURES

avec un geste du haut du corps montrant le désir d'aller vers lui).

Si, bienfaiteur auméro un.

DUMONT.

Comment ! tu n'es pas encore auprès de moi?

Joseph i même jeu). si, bienfaiteur numéro deux.

VIN. ENT.

Eh bien?

DUMONT.

J'attendsl

JOSEPH.

A qui il inner la préférence?

Vincent [avte un pas on avant). .!.• \>>\< ce que c'est; tu préfères M. Dumont.

itmont [de même). La vérité éclate. M. Vincent l'emporte sur moi.

joseph (avec mi signe d'embarras adresse" ■i tous les deux). Mais,...

vincent (il'i/n Imi pénétré). Ingrat I

DUMONT {di1 même). Mauvais cœur !

31

JOSEPH.

Mes chers bienfaiteurs! vous voyez bien que je vous aime autant l'un que l'autre, puisque, placé entre vous deux, je ne puis plus bouger.

Vincent (aigrement, avec un second pas à sa rencontré).

Eh! pourqnoi, je te prie, aimerais-tu Monsieur autant que moi ?

dumont (même jeu).

Mes droits à ton affection ne sont-ils pas réels? je suis le frère du cousin de la marraine de ta sœur !

Et moi qui ne suis rien par le sang, mon affection n'a-t-elle pas plus de mérite ?

JOSEPH.

Mon Dieu ! mon Dieu ! je suis un Joseph bien em- barrassé ; que faire? que faire? (Il n'a cessé, pendant les apostrophes précédentes, les mouvements de bras et les piétinements d'un homme qui voudrait fnais qui n'ose aller tour à tour vers ceux qui le réclament.)

TRIO. Air du Curé patriote.

JOSEPH.

Entre vous mon cœur balance, Je ne sais que fairp, vraiment.

BROUILLÉS DEPUIS VIKOT-QUATRE QEURES

DUMONT. Tu me dois obéissance.

VINCENT. Pas plus qu'à moi,

josErn.

Mais comment d'un tel embarras?

VINCENT, DUMONT. Cela n'me regarde pas !

JOSEPH.

Quel ennui ! Quel souci ! Qui donc me délivrera De cett' vilain' position-là '

Reprise, ions les trois ensemble.)

Onel ennui 1 ijuel souci ! Qui donc me délivrera, De cett' vilain' positi in-là ?

DUMONT.

Je comprends ton embarras, mon garçon, et je n'in- siste plus.

VINCENT.

Me croyeZ'VOUS moins grand que vous?

SCENE IV. ' 33

DUMONT.

Va! va! souhaiter à M. Vincent un meilleur carac- tère !

DUMONT.

Et à M. Dumont des idées moins étroites! dumont [attaquant directement son adversaire). Coquet !

Vincent (de même). Vaniteux !

DUMONT.

Prodigue !

VINCENT.

Avare !

JOSEPH.

Encore des prises de bec et des vilains mots! pri- vons-nous de ce charivari! (77 recale sans bruit et finit par s'esquiver, en prenant la deuxième porte à gauche.

SCÈNE IV.

VINCENT, DUMONT.

DUMONT.

Monsieur ne peut se passer de pantalon à pieds !

VINCENT.

Pas plus que Monsieur de robe de chambre !

•M BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

DUMONT.

Une robe de chambre est indispensable à un homme, quand il reste chez lui !

VINCENT.

Un pantalon à pieds offre un second avantage, celui de sortir sans se montrer ridicule.

DUMONT.

Comme si ••elui que vous avez ne pouvait vous suffire.

VINCBNT. Alors, ne parlez plus de quitter votre flanelle.

DUMONT.

Monsieur voudrait du luxe et du confortable, mais pour lui seulement.

vincent [d'un ton solennel).

Monsieur! une robe de chambre est une fantaisie orientale, avec le prix de laquelle on peut avoir dix pantalons à pieds !

dumont {ironiquement).

Pourquoi pas tout le magasin d'en face !

vincbnt part).

Ah ! tu ne veux pas que je satisfasse une toquade, attends! attends ! i [liant à la fenêtre et se plaisant à décrire l'objet désigné par l'autre.) Ah! je conçois qu'une robe de chambre aussi magnifique vous fasse

SCÈNE IV. 35

envie. . . ramages verts sur fond groseille, avec une torsade et des glands d'or, voilà ! voilà de quoi donner dans l'œil à toutes les douairières du voisi- nage !

dumont (que la description précédente a paru fortement surexciter).

Assez ! Monsieur ! assez ! quoi que vous puissiez dire, quoi que vous puissiez faire, j'aurai le courage de mon opinion.

vincent [d'un ton excessivement caustique).

Ah !... Vous êtes un héros!

dumont (passant à droite, pendant que l'autre est passé à gauôhe).

Je suis... ce que je suis... part) un homme très- contrarié !

vincent part).

Tête de mulet, va! il ne cédera pas! Eh bien, moi non plus! (Ha ut, s'avançant vers son camarade.) Voulez-vous que je vous dise? vous me faites hor- reur!

DUMONT.

Et moi je ne puis plus vous regarder en face ! vous me produisez l'effet de la tète de Méduse !

ENSEMBLE.

Air de Maman les petits bateaux (Ier motif doublé),

Ah! vous n'me fait's |>as peur! Je saurai braver votr' colère I

BROUILLÉS DEPUI8 VINGT-QUATRE HEURES

Je ne suis pas d'humeur A supporter tant de fureur !

Boni œl ait aigre-doux, Se cache un horrible compère I

ijuand on est comme roue, On devrait vivre avec les loups

{Parlé, en se nu naçant et en se faisant lagrimace) : Hou! hou! {Après quoi, ils se tournent le dos H remon- tent, chacun sous le poids de son chagrin personnel; ils st trouvent ainsi, Vincent tout près de la fenêtre, et ùumonl à même d'apercevoir attssi, quoique de plus (pin, ce qui esl au deh

VINCENT.

Un si beau pantalon à pieds!

DUMONT.

î'no si belle robe de chambre!

SCÈNE V

DCMuXT, JOSEPH, VINCENT.

josErn {entrant du 2e plan a gauche avec deux lasses, des petits painé, etc., etc., sur un plateau qu'il va déposer sur le guéridon). Voilà le chocolat.

dumoh i , Vincent (ensemble, se retournant). Ali! précisément, j'ai une faim de Gargantua.

josErn pari).

Ce produit colonial a plus de chance que moi ; il met tout le monde d'accord ; Dieu veuille que cela dure!

dumont gauche, est allé prendre une chaise ; il s'as- seoit ; il met sa serviette et dit, en aspirant l'arôme du jhocolat.)

Ah I ah !

vincent {même jeu, a droite). Bonne odeur !

(Au moment ils vont, par un mouvement identique, briser leur petit pain, on sonne; tous les deux se lèvent brusquement et s'écrient avec mauvaise hu- meur) :

VINCENT.

Une visite qui m'obligerait à faire bonne mine à ce porc-épic? Non! non !

DUMONT.

Quelqu'un devant lequel il faudrait sourire à ce crocodile ?

dumont {se relevant et rejetant sa serviette).

Joseph ! je suis dehors pour toute la journée ! (Il traverse et va s'enfermer chez lui, à droite.)

Vincent (même jeu, mime sortie à gauche). Et moi... je suis malade ! j'ai pris médecine !

BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

JOSEPH.

'•hocolat !

m mont (</ travers sa porte).

Je n'ai plus faim !

vincent [de même). mangerai plus tard !

JOSEPH.

Mais j'ai faim, moi; et ce qui tombe dans le fossé... / petit pain, réunit le tout et l'emporte; sorti que Vonsonne encore.) Tiens! c'est on a sonné... qui diable (... au fait, allons ou- vrir, je le saurai tout de suite.

SCÈNE VI

paquet sous chaque bras.

JOSEPH.

icur Gustave! comment! malgré nos conven- tions? et vous sonnez, encore !

GUSTAVE.

ibitude.. Joseph! mon bon Joséphine me oondami ta m'entendre... En songeant à ce

ia dit, une idée m'est venue... oh! une idée merveilleuse I

SCÈNE VI. 39

* JOSEPH.

Expliquez-vous donc vite.

GUSTAVE.

La brouille qui divise nos bienfaiteurs a pour cause, n'est-ce pas, une robe de chambre et un pantalon à pieds?

JOSEPH.

Oui, sans doute; eh bien?

GUSTAVE.

Les voilà ! (// pose les deux paquets sur l> don.)

JOSErH.

Grand Dieu! mais la vue de ces objets ne peut qu'envenimer la situation! et vous appelez ça une idée merveilleuse ?

GUSTAVE.

En échange de tout ce qu'ils ont fait pour moi, M. Dumont et M. Vincent voudront bien accepter...

JOSEPH.

De vous, un pareil cadeau? jamais ! ah! vous ne les connaissez guère !

GUSTAVE.

Mais alors...

JOSEPH.

Hâtez-vous de remporter tout cela, monsieur Gus- tave.

U ES DE1 i l^ \ INGT-QUATRE HEURES

GUSTAVE.

Le marchand n'en voudra pas.

rOSEPH.

Vous ave/ |

GUSTAVE.

Cinquante francs avec mon augmentation et mes économies; quel meilleur emploi poUvais-je leur donn<

JOSEPH.

Tiens! c'est gentil ce que vous dites; ce que vous ave/, l'ait ne l'est pas moins; et foi de Joseph! avec tout l'esprit que je me vantais d'avoir, je ne sais pas vraiment si j'aurais eu cette idée-là.

GUSTAVE.

Enfin, tu désapprouves mes combinaisons paci- JOSBPH.

(Avec sincérité.) Oui ! (Changeant d'avis et du menu ïon! car, à mon tour, il me vient une inspira- tion ! ces objets sont les mêmes que l'on voyait d'ici, tout à l'heure encore, dans le magasin d'en face ?

GUSTAVE.

: i Pacturs.

JOSEPH.

(.1 lui-même. Oui, oui; ah I bravo! voilà qui me réconcilie avec moi-même! (Haut.) L'intention fut charmante, monsieur Gustave, mais elle a besoin de

11

raffinement, et je m'en charge ! Car, voyez-vous, ce n'est pas pour me donner des gants de filoselle, mais je dois à mon séjour dans le Marais, rue du Pas-de- la-Mule, un degré de malice auquel on n'arrive que progressivement; je n'en suis pas plus fier, mais je compte en profiter à l'instant même.

GUSTAVE.

De quelle manière ?

JOSEPH.

C'est mon secret. Laissez-moi seul, et attendez mon signal.

GUSTAVE.

Bien ; je serai sur le carré justement se trouve une banquette.

^ENSEMBLE.

Air : Allons-nous-en, çjens de la noce.

JOSEPH.

Allez-vous-en ! partez bien vite, D'un pied léger, le c<eur content; A vous réjouir tout vous invite ; Vous reviendrez dans un instant !

Allons-nous-en ! partons bien vite D'un pied léger, le cœur content. A nous réjouir tout nous invite Je reviendrai dans un instant !

{Gustave sort par ie fond.

42 BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE I1EUBES

SCÈNE VII

JOSEPH. Ah ! bienfaiteur numéro un ! bienfaiteur numéro deui ! vous vous obstinez à vous rendre les plus mal- heureux dos hommes et à taire autant de chagrin aux garçons qui ne demanderaient qu'une occasion iter au feu pour vous? Eli bien, c'est ce que nous verrons !

Air : De Lan De ne que L'on voit parfois Le soleil luire après l'orage,

e soir, la paix ii ma voix Renaîtra dans votre ménage. A chacun, j'en fais le serment, Il faudra que l'autre pardonne; Votre bonheur, assur Vaut Lien la peine qu'il nous donne. Y.'trc bonheur, etc..

Ah ! que l'on ne s'apeivoivc pas de la présence de

ces objets! (// patte la robe de chambre sur une chaise

l,àgauche, et le pantalon sur une seconde chaise,

en face, à droite.) Par qui des deux commencerai-je ?

Par le numéro deux ! (Il va frapper à la porte de

Pan ! pan !

SCÈNE VIII

JOSEPH, DUMONT.

DUMONT.

Qui vieni là?.. (Il « passé la tête.) Ah! c'est toi, Joseph! [Entrant). Que veux-tu, mon garçon?

SCÈNE VIII. 43

JOSEPH.

N'ayez pas peur. Nous sommes seuls, et j'ai uu grand secret à vous révéler.

dumont {fredonnant). Quel est donc ce mystère ?.. Tiens ! moi qui chante, j'oubliais que je suis en colère.

JOSEPH.

Ne vous gênez pas, allez, bienfaiteur, on sait que vous n'avez pas plus de fiel qu'un éléphant qui vient de naître. {Confidentiellement.) Je viens d'avoir un entretien particulier avec M. Vincent.

DUMONT.

Ah ! vous avez parlé de la lutte qui s'engage entre nous depuis vingt-quatre heures?

JOSEPH.

Naturellement.

DUMONT.

Et il t'a dit du mal de moi ?

JOSEPH.

Non, monsieur.

DUMONT.

Oh ! oh ! du bien, peut-être

JOSEPH.

Justement.

DUMONT.

Ah! bah?

•Il BROUJUÊS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

Après avoir grondé un peu, beaucoup, nous avons !ini par convenir que les torts les plus graves étaient,..

nu mont. De Bon côté I

JOSEPH.

Du vôtre.

dtjmont [se redressant).

Ali! oui da !

josErn. Mais que leur cause première ne devait pas vous être imputée.

DUMONT.

Pierre a pris sur lui de pareils aveux? rOSEPH.

Pourquoi pas? le jugez-vous donc incapable d'un bon mouvement?

DUMONT (avec une bonhomie involontaire).

Tien?! tiens! tiens!

JOSEPH.

rt.) Ça prend ! [Haut.) Delà au désir d'une ré- eonciliation parfaite il n'y a pas loin... Cependant, j'ai vu qu'il en coûterait singulièrement à son amour- propre de faire, comme on dit, le premier pas.

dumont [fredonnant l'air connu). I. premier pas .ce fait sans qu'on y pense...

SCÈNE VIII. 15

JOSEPH.

Eh bien, faites-le.

dumont {revenant à ses griefs)

Pas de ça, Lisette ! la chanson le dit, mais pas moi; ce serait fini de ma dignité. Je n'en use guère, mais j'y tiens.

joseph part).

Ça ne prend pas encore! (Haut.) M. Vincent disait encore : Si je savais ce vieux coquin de Paul...

dumont (agréablement surpris). Il a dit Paul tout court ?

joseph part). Ça reprend ! (Haut.) Si je savais ce vieux coquin de Paul disposé à faire une moitié du chemin, je n'hési- terais pas à faire la seconde.

DUMONT

Voyez-vous ça!

JOSEPH.

C'est gentil, n'est-ce pas, quand on pense à la ru- desse qui est le fond de son caractère...

Oui, sans doute, on ne peut pas dire autrement, c'est gentil.

JOSEPH.

D'autant plus gentil que M. Vincent ne s'en est pas tenu à de simples paroles.

3.

l-i [LLÉS DEPOTA VIHOT-QUÀTRE HEURES

Dl MONT.

veux-tu dire?

JOSEPH.

Afin .le prouver, a-t-il ajout.', que mes intentions paciflqu ttcères, Joseph, mon garçon, fais

apporter la i'"'"1 de chambre que (appuyant sur les cinq mots) ce vieux coquin de Paul désire avec tant d'ardeur, je veux la lui offrir pour sa fête.

DtJMONT (très-èmu).

Mil.... eu effet, c'est aujourd'hui... Ah! ça, dis . Joseph !

JOSEPH.

Monsieur? // remontait vers in robe <i< chambre; il .

DtJMONT.

Tu ne cherches pas à me tromper '.

BPH.

Voyez ! (//' descend avec le paquet qu'il entr'ouvrê.)

DTJMONT.

C'est elle! c'est bien elle!... Est-ce bête? on dirait que je pleure? // s'essuie les yeux et ajoute): Ah! vieux scélérat de Pierre ! ta conduite est noble et : elle ne restera pas sans récompense.

m (// part). tout i fait pria '

scène vm. 47

dumont [après avoir fouillé dans sa poche).

Tiens ! ce que je refusais à la vanité, je l'accorde au sentiment ; va Joseph, mon garçon, va vite acheter un pantalon à pieds et ne lésine pas surtout, voilà trente francs.

joseph [prenant l'argent). Ah ! bienfaiteur! que j'avais bien jugé votre excel- lent cœur, en allant au-devant de cet ordre ! En vou- lez-vous la preuve ? (Il va chercher et montre le se- cond paquet.)

DUMONT.

C'est, ma foi, vrai; brave garçon! je te reconnais bien là; et tu crois véritablement que mon ami Pierre n'attend que l'occasion de me tendre la main?

JOSEPH.

Il suffira qu'il remarque sur votre physionomie un peu d'aménité, l'ébauche d'un sourire, le soupçon d'une pensée engageante, pour qu'une démonstration amicale ne lui coûte presque rien.

DUMONT.

Quelle chance ! car, il faut bien le dire, cette brouille me brouillait le cœur, et je ne me fâchais que pour m'étourdir !

JOSEPH.

M. Vincent a tenu absolument le môme discours.

DUMONT.

Je le reconnais bien là; mauvaise tète, mais bon cœur !

|^ BR II III.I- DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

Comme vous, bienfaiteur; oh ! ne vous en défendez.

DUMONT.

,To ne m'en défends pas; mais j'y pense! et ma

barbe, que je négligeais pour me donner l'air plus

rébarbatif, je vais la faire et mettre un faux

ool.

CYst oéla, faites-vous magnifique

Ah! mon cher Joseph ! que je suis content ! que je suis heureux!... Tiens! il faut que je t'embrasse!., et maintenant, à ma toilette !

Ain de : Mire dans nus yeux.

i.e veux,

Comme les gens heureux.

Toilette

Coquette,

Pour mieux

En comblant ses vœux,

Briller à ses yeux !

Pour mieux

Pour mieux

Briller à ses veux.

// sort, en sautant de joie.)

1

SCÈNE IX

JOSEPH, seul.

Quand je disais qu'il n'y avait qu'à vouloir ; avec de braves gens, ce n'est pas plus difficile que ça.

Am : J'en guette un petit de mon Age.

Le bonheur n'est pas de ce monde, Entends-je dire à tout moment. Pour moi, c'est une erreur profonde, Car il existe assurément. Gomme une fleur débile et tendre, Il redoute le mauvais temps Et pour le conserver longtemps, 11 suffit de savoir s'y prendre ; Oui, pour le conserver longtemps. 11 suffit de savoir s'y prendre !

SCÈNE X

JOSEPH, GUSTAVE.

GUSTAVE.

Psitt! psitt!.,, eh bien, cela va-t-il au gré de nos désirs ?

Comme sur des roulettes ! mais ne paraissez pas encore. Je ne tiens que la moitié de la victoire.

[Gustave, qui n'avait fait que montrer la tête, se retire.)

BBODILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

SCÈNE XI

VINCENT, JOSEPH. VINCENT. Au l'ait ! je De vois pas pourquoi je me condamne- rais au régime cellulaire... (// entre délibérément.) Eh bien, monsieur Joseph ! que faites-là, planté comme un paratonnerre?

JOSEPH

Ah ! bienfaiteur ! si vous prenez avec moi ce ton . je n'oserai rien vous dire et (malicieusement) perdrez, je vous avertis !

VINCENT.

En effet, tu bavardais tout à l'heure avec M. Du- mont.

IOSEPH.

Pas si fort! (// regarde avec inquiétude la porte à droite.)

VINCENT

11 était question de moi, n'est-ce pas?

JOSEPH.

Vous avez entendu 1

VINCENT.

Des chuchottements, beaucoup de chuchottements [avec aigreur), dont je devine le sujet.

JOSEPH.

Non, monsieur, vous ne devinez pas; aussi m'em-

51

presserai-je de vous dire.. (// lui parle à l'oreille; ce qu'il dit cause à son auditeur une surprise de plus en plus vive.)

VINCENT.

Hein?... plaît-il?... comment?... pas possible !... ah ! par exemple ! Annonce -moi que les tours Notre- Dame ont dansé la polka sur la place Vendôme, je te croirai peut-être,... mais cela, jamais! jamais!

JOSEPH.

Rien, cependant, n'est plus conforme à la vérité,... jugez-en vous-même! (77 présente h paquet se irouve h1 pantalon à pieds.)

VINCENT.

Ah! ah!... c'est à se demander si je n'ai pas la berlue... A ma place, une femme ne songerait qu'à s'évanouir... je n'en suis pas une, et pourtant, ouf!., quel coup j'ai reçu dans la poitrine, côté gauche, en- droit des émotions sentimentales!... (Joseph lui a ilnn une chaise ; il y tombe lourdement et continue aussitôt) : Ça va mieux... excellent Paul ! voilà une âme généreuse! voilà un cœur d'or!

Ainsi, vous acceptez ce témoignage des regrets les plus sincères ?

VINCENT.

Si j'accepte ? en voilà une question ! mais des deux mains, mon cher Joseph, des deux mains !... et moi qui m'opposais à la robe de chambre !

BROUILLES DErUFS VINGT QUATRE UIU'ltES

Ah! bienfaiteur! quel plaisir vous feriez à votre ami, en la lui offrant !

VINCENT.

J'y pensais, parole d'honneur!... (Lui donnant de l'argent.) Tiens, Joseph, tu sais, dans le magasin en face... Et lui, ce vieux coquin de Paul, est-il? que .je lui exprime toute ma gratitude.

josEm. 11 fait sa barbe et change de faux-col.

VINCENT.

Je lui dois la même politesse.

Ain de : Mire dam mes yeur.

Je veux, Homm' les gens heureux,

Toilette

Coquette,

Pour mieux, En comblant ses vœux, Briller à ses yeux !

Pour mieux

Pour mieux Briller à ses veux !

/ rentri ii gauche avec de vives démonstrations joyeuses. )

55

SCENE XII

JOSEPH, GUSTAVE. joseph [il court à la porte du fond et appelle). Monsieur Gustave! Monsieur Gustave!

OUSTAVE.

Présent! eh bien?

JOSEPH.

Victoire sur toute la ligne! (Voyant quatre bouquets légèrement réunis deux à deux, et apportés par Gus- tave). Ah ! deux bouquets, pour vous et pour moi, merci; et pendant que j'y pense... (// lui remet de l'argent.)

GUSTAVE.

Que vois- je! mes cinquante francs?

JOSEPH.

Chut! (// pose les bouquets au fond sur un meuble et annonce, en retenant Gustave au fond.) Nos bienfai- teurs !

SCÈNE XIII

VINCENT, JOSEPH, GUSTAVE, DUMONT.

vincent (en toilette comique, il reste immobile sur le seuil et regardant son ami avec attendrissement). Ce bon Paul !

dumont (même jeu). Cet excellent Pierre !

54 BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

VINCENT.

Il est donc vrai?

DUMONT.

Ce n'est point un rêve?

vincent {nuançant). Cher Paul !

dumont (de même). Oh ! mon cher Pierre !

(Ils s'embrassent : après quoi) :

DUO. Ain de : Muse des bois.

VINCENT.

Eh ! quoi ! j'ai pu douter de ta tendresse I

DUMONT. Et moi porter le comble à tes ennuis I

VINCENT ,

Ton repentir me comble d'allégresse ! DUMONT.

Ah! jurons-nous d'être toujours unis!

[P'endant la ritournelle qui sépare les deux parties de cet air très-sentimental, on 1rs voit s'embrasser de

nouveau).

VINCENT.

La tête peut avoir été volage.

DUMONT, Au fond du cœur, soyons sûrs, désormais, De retrouver, quel trésor, à notre âge ! Une amitié qui ne s'éteint jamais!

SCÈNE XIII. 55

(Reprise à quatre) De retrouver, quel trésor, à notre âge, "Une amitié qui ne s'éteint jamais!

{Vers la fin du couplet, Gustave et Joseph se sont avancés avec leurs bouquets.)

VINCENT.

Que vois-je!

DU MONT.

Quelle est cette nouvelle surprise?

GUSTAVE.

Chers bienfaiteurs, pourrais-je laisser passer une pareille date, sans venir vous présenter mes respec- tueux et tendres hommages?

VINCENT.

Parbleu! tu as joliment fait, mon garçon.

dumont (recevant le bouquet de Joseph, pendant que Vincent reçoit celui de Gustave). Comment! toi aussi?

JOSEPH.

Croyez-vous que mon cœur soit moins sensible à vos bontés que celui de M. Gustave?

DUMONT.

Non! non! Et, pour te le prouver, nous allons déjeuner et dîner aujourd'hui tous les quatre en- semble.

VINCENT.

Et, pour finir, en avant une petite ronde qui, je le ! sais, est dans toutes vos mémoires !

50 BROUILLÉS DEPUIS VINGT-QUATRE HEURES

.4 ir connu c/<i»is toutes les revue» et le même que relui du premier couplet de la pièce.

f.e passage

D'un aaage Rend les cieux plus éclatants.

C'est tout d'méme

Ouand on s'aime, \p.«'-s la plui' vient l'beau temps!

JOSEPH (OU public).

Une chose est incertaine. Tout le monde est-il d'accord '.' Si j' n'ai pas perdu ma peine, Messieurs,

{Avec le signe d'applaudir):

Dites-le bien fort I

REPRISE '.ini'hvu:. ft LA toile tombe

FIN.

DOM POVERO

DRAME ANECDOTIQUE, EN TROIS ACTES.

PERSONNAGES

DON l'oVERO DE LA CABANA (Le chevalier de FLO-

RIAC, sous le nom de). Type d'aventurier honnête,

quoique très-pauvre. 0

Le marquis de SANTA CRUZ. Type de grand seigneur

élégant e1 généreux. Le Gouverneur de la tour de Belem. HUSTADO, officier chargé des arrestations. DOBI MIGUEL j

DOM FERNANDEZ I Seigneurs portugais, DOM l'IiDRO I amateurs d'escrime.

Dom ALON/( ) )

RODRIGUEZ, hôtelier, comique. BARBARO, premier geôlier; mine rébarbative, antipa-'

thique à première vue. FERNANDO, second geôlier ; aspect plus ouvert et plus

jeune. P1QUILLO, premier cuisinier; comique. PAOLO, deuxième

PEDR1LLO, troisième

Soldats, amateurs d'escrime.

L'actiou se passe à Lisbonne, en 1040.

Les costumes doivent absolument être ceux de l'époque ;.. ce détail est d'ailleurs de la compétence du loueur de costumes, ou de celui qui s'occupe des accessoires.

Principaux accessoires : Ce qu'il faut pour deux couverts et ni déjeuner riche, au premier acte. Au deuxième : une grande" corde à nœuds. Au troisième : musqués, plastrons, fleurets, deux épées.

DOM POVERO

DRAME ANECDOTIQUE, EN TROIS ACTES.

Le théâtre représente l'intérieur d'une hôtellerie à Lisbonne. Premier plan, à gauche du spectateur, une chaise ; au second plan, une issue allant aux cuisines, porte au fond, entre deux meubles quelconques ; au-dessus de la porte, un tableau accroché par une ficelle fixée à ses deux extrémités supérieures; ce tableau, facile à retourner, porte pour enseigne, en face du public, les mots : Au Roi d'Espagne, très-visibles. A droite, premier plan, une porte ; second plan , une fenêtre ouverte, sous laquelle se trouve une chaise ; Au milieu, table toute prête avec deux couverts complets et une carafe, le tout entre deux sièges.

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

RODRIGUEZ; puis PIQUILLO, PAOLO, PÉDRILLO.

rodriguez {devant la fenêtre). Que de bruit et que d'allées et venues dans les rues de Lisbonne, ordinairement si tranquilles ! (Avançant.) Ah 1 çà, j'aime à croire que messieurs les conspira-

MI.M l'OVKltH

tours et messieurs les ofliciers chargés do les arrêter n'empêcheront pas les hôteliers do réaliser d'hon- nêtes bénéfices ; nous en avons hesoin pour solder les impùts qui plcuvent, aujourd'hui plus que jamais, comme la grêle... Holà! (S'adressant à la porte de jauche) Piquillo ! Paolo ! Pédrillo!... Eh bien, drôles ! viendrez -vous, quand on vous appelle ?

lbs trois i i miniers {entrant précipitamment). Voilà ! voilà ! voilà !

RODRIGUEZ.

Avancez,... plus prés,... plus près encore,... sur le même rang... très-bien... militairement L N'est-ce pas votre état aussi d'aller au feu?... Mes enfants, j'é- prouve le besoin de vous adresser quelques paroles sorties du fond du cœur. Hum !...sansparler politique, je prends sur moi de vous mettre au courant de la situation. Le Portugal, accidentellement réuni à l'Espagne, subit deux influences ; primo, celle du roi Philippe IV, représenté chez nous par Son Altesse Madame la duchesse de Mantouo ; secundo, celle des partisans du retour à l'ancienne monarchie nationale dont le titulaire serait le duc de Bragance. De là, bientôt, certainement, un conflit, deux conflits, trois conflits; bref, une révolution pour le moins; or, comme les révolutions aiguisent toujours... (en Por- ..) de furieux appétits, soyez en mesure de con- tenter les gargantualesqucs fringales comme les plus délicates fantaisies gastronomiques,... et voilà pour- quoi je demande : Piquillo! (Le cuisinier nommé sort

ACTC I. SCÈNE I. 61

de son rang qu'il reprendra ensuite.) Les marmites sont-elles convenablement garnies de chair de bœuf, de racines, d'épices nécessaires à la préparation d'excellents potages?

PiijUILLO.

Oui, patron.

RODRIGUEZ.

Parfait ! il faut toujours compter sur nombre de gens destinés à boire un bouillon... Paolo ! (Même jeu.) Les fourneaux incandescents entretiennent-ils dans un état d'ébullition satisfaisant les daubes, les mirotons, les fines primeurs légumineuses dont la nomenclature suffit à vous mettre, comme on dit l'eau à la bouche?

PAOLO.

Oui, patron.

RODRIGUEZ.

J'en suis ravi. Pédrillo ! (Même jeu.) Les broches dont la première disparaît sous trois gigots d'agneau et la seconde sous une douzaine de pigeons farcis, de bécassines, de cailles et d'ortolans, tournent-elles avec une lenteur méthodique proportionnée au plus ou moins d'ardeur des tisons qui pétillent dans l'âtre ?

PÉDRILLO.

Oui, patron.

RODRIGUEZ.

Vos réponses m'enchantent!.. Eh ! bien! donc, à vos marmites, à vos fourneaux, à vos broches ! et

62 W)M POVERO

qu'une chance merveilleuse favorise ma nouvelle en- seigne!... continue/., par votre zèle, à mériter mon estime !... {Les trois cuisiniers sortent ; resté seul) : et nous, promenons l'œil du maître. Veillons à ce que les couverts soient dresses, comme ici, d'avance, dans toutes les salles à manger de ma vaste hôtellerie ! (// sortparle fond.)

SCÈNE 11 DOM POVERO.

misérable disparaît sous une apparence comique. La lai'lt'iir du faux Portugais, comme celle de Don Quichotte, n'a rien de pénible à voir. Ajoutez un pourpoint fané, tanné, rata- tiné, un chapeau déformé dont la plume est brisée, une cape délabrée, nue rapière démesurément longue, une paire de mous- taches dont serait jaloux Croquemitaine, et vous aurez une idée du personnage, 11 est entré par la fenêtre. Il reste un pied sur la chaise et l'autre sur le bord, en homme aussi intéressé à entrer qu'à s'en retourner. Il tient, en outre, une épée nue à la main. Fouillant du regard l'intérieur de l'endroit il se trouve, il dit, avec un accent gascon très-prononcé :

Personne!... et me voilà dans une hôtellerie in- connue oùj'arrivepar une impasse... {Voyant l'enseigne du fond) Au roi d'Espagne... tout s'annonce bien j espérons que tout finira de même {S' adressant à la \ade il ferraillant à tour de bras, il se met à Ah ! ah! drôles! filous! pendards ! c'est ainsi que vous barrez le passage, en plein jour, quelle au- dace ! aux braves citadins qui vont paisiblement à leurs affaires ! (S'arrètant et se n tournant wrsl'in-

ACTE I, SCÈNE II. 63

teneur ; d'une voix toujours gasconne, mais tran- quille) : Personne encore? crions plus fortl [Même jeu.) Apprenez à respecter la propriété d'autrui ! misé- rables !... tenez! tenez! recevez ce coup de pointe,... parez celui-là !... connaissez-vous Dom Povero de la Cabana, professeur d'escrime, dont le nom glorieux est dans toutes les bouches?... non? rougissez d'une pareille ignorance ! apprenez à vos dépens que c'est lui qui,... que c'est lui que... (S' arrêtant et se retour- nant): Personne toujours?... ah! cadedious! accordons un répit à ma verve féconde!., ouf! elle commence à s'épuiser ma verve féconde ! (Toujours debout, face au public, il s'essuie le front et ajoute) : Devrai-je à cette gasconnade le déjeuner gras ou maigre auquel mon estomac aspire depuis quarante-huit heures? Hum! quelle odeur!... quelle odeur (Il quitte sa chaise, et, comme attiré maigri1 lui. à pas de loup, il franchit la moitié de l'espace, tendant le nez et ouvrant les na- rines; puis revenant brusquement à su première place): Oh ! quelqu'un ! {sur la chaise) l'hôtelier lui-même?... espérance et toupet du diable ! (77 reprend son lan- gage furieux et ses vives attaques, adressés aux gens qui, du dehors, sont censés le poursuivre et l'assaillir): Non! non! coquins! drôles! gibiers de potence dé- guisés en valeureux soldats espagnols! vous n'enva- hirez pas, moi vivant, le domicile du plus illustre hôtelier des temps passés, présents et futurs !... ar- rière ! vous dis-je !... Hein? comment? vous en voulez encore?... à votre aise !... pan! pan! pan!... (S' arrê- tant victorieux.) Ah ! ah! ah! les mécréants se dé-

64 DOM l'OVERO.

cident à quitter la place! (Descendant et sans paraître avoir va Rodriguez, immobile à gauche) Ouf !...ç'a été rude ! mais je savais bien que la victoire finirait par appartenir au plus vaillant, au plus adroit!... ouf! et ouf I (7/ tombe, comme ('[taise, sur un siège contre la table, et s'évente et s'essuie avec un mouchoir déchiré.)

RODRIGUEZ.

Eh! seigneur cavalier! à qui en avez-vous? on di- rait, ma parole, que la ville de Lisbonne est livrée au pillage?

dom POVERO (s éventant toujours). La ville, non;... mais votre demeure.

rodriguez (effraye). Hein? qu'est-ce que vous dites?

DOM POVERO.

Votre maison, votre fortune tombaient sans moi au pouvoir d'affreux chenapans.

RODRIGUEZ.

Eh ! quoi, les gens que vous apostrophiez tout à l'heure...

DOM TOVERO.

Autant de sacripants décidés à escalader cette fe- nêtre, à faire ici une irruption de tous les diables; mais j'étais arrivé avant eux !

rodriguez [tournant autour de lui avec méfiance). Ah ! oui, da! et pourquoi faire, s'il vous plait?

ACTE 1, SCÈNE 11. 05

dom povero part).

Ma défroque n'inspire pas une confiance illimitée {haut); pourquoi faire? mais pour les tenir en res- pect... Oh ! je sais ce que vous allez dire : on ne s'ex- pose pas seul aux rapières et aux poignards d'une trentaine de vauriens pour qui la mort d'un homme n'a pas plus d'importance que pour vous et moi, celle d'une mouche! mais quand il s'agit de bien faire, le temps que l'on passe à raisonner est perdu, on court le danger nous appelle; voilà mon caractère et celui de Finette, ma bonne lame de Tolède !

RODRIGUE/..

Prenez garde ! vous allez tacher ma plus belle nappe.

DOM POVERO.

Avec du sang, peut-être?... apprenez que Finette fait sa besogne proprement, si proprement que vous diriez qu'elle n'a blessé personne !

RODIGUEZ.

C'est, en effet, ce que j'allais dire... (.1 part.) Oui, vraiment, vraiment, j'ai déjà vu ce grand nez-là rôder

autour de mes cuisines.

dom povero part . On se méfie de plus en plus !

rodriguez (près de la fenêtre). Ah! çà, mais je n'aperçois ni morts, ni blessés, ni mourants.

DOM POVERO.

Eh! cadedious! croyez-vous qu'ils aient intérêt à

DOM POVERO

rester ici les uns comme les antres?., ils devaient songer à La fuite.

RODRIGUE/.

En fait de sauve 4111 peut, on n'aperçoit qu'une douzaine de canards.

dom povero {indigné).

Des canards! farceur que vous êtes! Les gens qui ont eu maille à partir avec Finette ont autre chose ù faire que de barbotter dans une mare.

rodriguez quittant la fenêtre). Au fait, je me trompe.

dom povero (content). Ah!

RODRIGUEZ.

: vous qui barbottez dans un racontage impos- sible.

DOM POVERO.

Monsieur l'hôtelier 1 qu'entendez-vous par ces pa- roles?

RODRIGUEZ.

Ehl raille tourtières! j'entends que je reconnais •mil) une mauvaise pratique à qui j'ai refusé crédit la semaine dernière.

DOM POVERO.

() ingratitude humaine! amer suhterfuge! piteuse défaite pour éluder la récompense d'un signalé ser-

ACTE I, SCÈNE II. 67

RODRIGUEZ.

Tata ! tata ! je vous remets tout à fait. Il n'y a pas 'leux hommes comme vous à Lisbonne!..

DOM POVERO,

Pour le maniement d'une épée; on s'en flatte!...

RODRIGUEZ.

Et pour celui d'une languemieux pendue que dorée, ah! mais oui!

DOM POVERO.

C'est, je vous jure, la première fois que je me pré- sente à l'enseigne du roi d'Espagne.

RODRIGUEZ.

Oui; mais rappelez-vous l'ancienne: aux Caravelles de Christophe Colomb.

dom povero (forcé de se souvenir). Ah! diable!.. Et pourquoi en avoir changé, s'il vous plaît?

RODRIGUEZ.

Celle-ci est plus moderne.

DOM POVERO.

Et plus flatteuse pour le parti de Philippe IV; mais, dites-moi, prudentissime homme.

rodriguez part). Il parle grec!

DOM POVERO.

Un mot clans le tuyau de l'oreille .,. (Bas.) Si la

68 DOM POYEIJO

conjuration de Bragance, fort active en ce moment, obtenait le dessus?

RODRIGUEZ.

En serait-il question? parlez vite!

DOM POVERO.

Je l'ai entendu dire.

rodriguez {très~agitè, se grattant le front). Ah ! mille tourtières !

DOM POVERO.

C'est probablement une fausse rumeur.

rodriguez [remontant arec la chaise prise à gauche). C'est égal! c'est égal!., il n'y a pas de fumée sans feu.

DOM POVERO.

Proverbe de cuisine. [Voyant l'hôtelier grimpé sur la chaise et rrluuruant le tableau r/ui montre alors ces mots : au roi de Portugal.) Ab! ab! voilà ce qui s'appelle de la liante prévoyance; mais voyons, serez- vous aussi monstrueusement ingrat pour ce service que pour le précédent?

rodriguez (revenu à gauche, 1" plan, arec la chaise qu'il y remet).

Que voulez -vous? les temps sont bien durs !

dom povero part). Moins durs que ton cœur! animal!

ACTE F, SCÈNE III. 09

RODRIGUEZ.

Hein? je crois qu'on m'appelle... un verre d'eau? la carafe est devant vous... (Sortant virement à gau- che.) Voilà! voilà!

SCÈNE III

DOM POVERO.

Un verre d'eau? misérable hôtelier!., c'était bien la peine de me démener comme un diable pour en ar- river plus que jamais à frémir devant une terrible question; déjeunerai-je?.. Cadédious! la chance ne me favorise pas mieux en Portugal qu'en Espagne je croyais voir finir le guignon qui me poursuivait en France... et quand je pense que, dans le but ambi- tieux de conquérir promptement, brillamment la for- tune, j'ai quitté ma famille, mon pays, jusqu'à mon titre et mon nom de chevalier de Floriac !.. c'était bien la peine!.. (Allant et venant sur le devant de la scène.) On estime en moi un ferrailleur de premier or- dre. J'ai peu d'élèves; en revanche, les rivaux ne manquent point sur ma route ; mais la gloire qui suffit à qui possède le reste est triste quand elle vient toute seule... Il est vrai qu'un cligne enfant de la Gascogne ne saurait se montrer besogneux comme un autre. La vanité provoque de fréquents assauts d'armes je brille toujours, je triomphe quelquefois; ce qui, j'espère, ne tardera pas à se produire encore. Il est question d'un assaut magnifique seront présentes les meilleures lames de Lisbonne. De peuvent da-

70 UOM POVERO

ter des satisfactions également précieuses pour la tète et pour l'estomac !.. L'avouerai-je ? ce genre de succès me rend fier comme Artaban. Le sourire de la gloire aide alors à supporter les grimaces de la for- tune. On m'a vu, ivre d'orgueil, me contenter d'un verre d'eau; mais ce n'est pas le cas, aujourd'hui!.. [Serrant sa ceinture.) Je no puis pourtant pas étran- gler tout à fait le minotaure que je porte au-dessous du thorax... Le meurtre serait en môme temps un suicide... [Se trouvant près de la porte de gauche A Mourir de faim dans une hôtellerie, à deux pas d'un laboratoire culinaire d'où s'échappent des émanations enivrantes; ces choses-Là, en vérité, sont faites pour moi... (Descendant.) 0 Tantale ! je comprends ton sup- plice !.. que n'ai-je un royaume? avec quel empres- sement je l'offrirais pour un des beaux pigeons savou- reux, onctueux, délicieux, que je sens auboutdemon nez et que j'aimerais mieux sentir au bout d'une four- chette ! (Comiquement désespéré, il .s'asseoit près de la table.) Non ! non ! décidément, ce n'est pas avoir de chance et le sort se fait un jeu de mes tortures !... Povero ! Povero ! tu ne seras jamais riche ! tu ne se- ras jamais heureux !

SCÈNE IV

DOM POVERO (assis, accoudé* la tête appuyée sur la main droite que soutient la table), LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ.

le marquis. (Il porte un vnagn i 'ftr/ue habit rouge, il a

ACTE f, SCÈNE IV. 71

paru sur le seuil au moment ou Dom Povero descen- dait -sur le mol : ô Tantale ! Il a fait le mouvement d'un homme content de rencontrer ce dernier. Il a descendu au moment Povero s'asseyait. Il était tout près de lui ; après le dernier mot, il lui touche légèrement l'épaule et lui dit : ) En êtes-vous bien sûr?

dom povero [surpris du contact et se levant).

Hein?.. (Se découvrant, avec un respect involontaire.) Seigneur! que voulez-vous? ■>

LE MARQUIS.

M'assurer en vous examinant après vous avoir en- tendu, mon brave, que vous êtes sincère en accablant ie mauvais sort de récriminations aussi véhémentes.

DOM POVERO.

Sincère? oh! oui !

LE MARQUIS.

Eh bien, voici ma proposition : voulez-vous tro- juer vos habits contre les miens?

DOM POVERO.

Mais...

le marquis (tirant de sa poche une belle bourse pleine). Et votre bourse vide contre celle-ci?

dom povero (il part, se frottant les yeux). Oh! oh! que za" quo?... serais-je dupe d'une hallu- cination? il y en a de si fantasques, de si bizarres !

1.IU.M l'OVElHi

LE MARQUIS.

Eh bien 1

DOM TOVERO.

Ne vous moquez-vous point de moi?

le marquis [avec autant de hauteur que de

bienveillance). Ai -je Pair d'un homme assez sot ou assez méchant pour plaisanter une honnête infortune ?

dom i'overo [le regardant et avec beaucoup de franchis/) .

Non!... et au fait,... je parle ici en homme qui admet par caractère toutes les originalités,... pour- quoi ne verrait-on pas un favori de toutes les richesses capricieusement s'affubler des dehors de la pauvreté, de même que beaucoup de mes pareils s'estimeraient bien heureux de passer pour de grands seigneurs pen- dant un seul jour?

le marquis part).

11 y vient de lui-même! {Haut.) Vous avez deviné juste, mon brave ; cette fantaisie à laquelle un pari est attaché ne demandait que l'occasion. La voilà, j'en profite; à condition, toutefois, que l'échange aura lieu sans retard.

DOM POVÈRO.

Sans retard... c'est étonnant comme on s'entend avec certaines gens à première vue ! [Ils changent d'habit; inutile d'ajouter qu'en prévisionde l'harmonie

ACTE 1, SCENE IV. 73

à conserver après cet échange, une sorte d'analogie a tire observée entre les autres parties du costume, aussi tyen liwz le riche marquis de Santa-Cruz que chez Ir pauvre chevalier; observons, en outre, qu'une similitude physique entre les acteurs chargés de ces deux rôles est indispensable.)

LE MARQUIS (acee u,i( eeel'tiuc i m pu I ir nrr).

Allons. vite! allons vite !

dom povero {tendant avec précaution son habit).

Eh! prenez garde! l'étoffe est mûre, sans compter çà et quelques solutions de continuité qui ne de- mandent qu'à se développer.

le marquis (de même, endossant la défroque). Bien ! Bien !

dom povero l'aise dans sou nouveau costume, sur le devant de la scène).

Ma foi! on m'aurait pris mesure que cet habit n'irait pas mieux ; {tâtant la bourse) que d'or! que d'or ! Ah ! çà, généreux inconnu, vous ne refuserez pas de partager le déjeuner de prince avec lequel je prétends restaurer mon estomac et humilier un hôte- lier farouche et sans entrailles ?

lb marquis (prêt à s'esquiver, après quelques mouve- ments indiquant déjà cette intention : à part). Oui! oui ! compte là-dessus !

I UOM l'DVKUO

Don povbro (de bonne foi)i

Mais certainement que j'y compte!... holà! de la

maison !

i.e marquis part, inquiété de ce qu'il a vu par la fenêtre et se lui/un/ de la fermer aux trois quarts).

Oh ! diable ! diable! sachons mieux choisir nos ins- tants pour traverser la place! est-ce que ces gaillards- seraient décidément résolus à s'emparer de ma personne '.

SCÈNE Y

LES MÊMES; RODR1GUEZ.

rodriguez (entrant de gauche, ce qui le met en pré' dtt marquis facile à confondre neee l'autre).

Encore ce meurt de faim ! je le croyais parti !

dom povbro (se redressant ci lui frappant sur Vèpau,le).

Comment dites-vous cela?

rodriguez (se retournant et ne remarquant que l'habit).

Ohl pardon, Monseigneur... mais souffrez que je mette à la porto... (Il avance vers le marquis cl le sai- si / par le liras.)

ACTE I, SCENE V. i

LE MARQUIS (ailSSi Siisrrpl ihlr jiar nalurr (/U_r par rir-

constance). Hein? drôle!

rodriguez [étonné du changement de visage).

4h! {également surpris devant Povcpq.) Ah!... ah! ça, est-ce que je deviendrais?... (// se lape le front.)

DOM POVERO.

Devenez bête, si c'est encore à faire, mais presto, prestissimo, de quoi manger et boire !

rodriguez (toujours intrigué, distrait et répondant). Que servirai-je?... (A part.) C'est la même figure, mais pas le même costume.

DOM POVERO.

Ce que vous aurez de meilleur.

rodriguez (regardant le marquis). C'est le même costume et pas du tout le môme vi- sage.

LE MARQUIS.

Eh bien, que faites-vous là, planté comme un terme?

RODRIGUEZ.

Undéjeunerpour deux?... (A part.) Ce n'est pas non plus la même voix.

DOM POVERO.

Pour cinq.

no.n ro Y t: nu

RODRIGUEZ.

De Douvelles personnes vont venir?... (.1 part, se '•rayant sûr de son fait:) Oh! pour le coup...

DOM rOYERO.

Non; mais je me dispose à manger comme quatre.

RODRIGUEZ /l'irl).

C'est bien celui-là... cependant,., à moins que,... du reste... Au fait, je verrai mieux <;a, tout à l'heure.

RE MARQUIS ET DOM POVERO (cnSPltlbU).

Eh! bien, ce déjeuner? Quand viendra-t-il?

RODRIGUEZ.

Tout de suite ! tout de suite ! (// sort.)

dom povero (en homme dont, enfin, le vœu se réalise).

A table! ah!... voilà un mot qui, à lui seul, vaut une entrée !

le marquis (s'asseyant à gauche, de façon à bien vou- lu fenêtre, à laquelle dom Povero doit tourna- com- pléti ment le dos).

Ne perdons pas de vue ce qui se passe au dehors.

rodriguez [entrant, avec ses trois cuisiniers chargés de plats et de bouteilles dont on charge la table; il est de face, entre les deux convives, il dit) : Voilà! (au marquis) .-j'espère, Mon... (L'aspect

l,i défroque jure pour lui une le titre qu'il allait pro-

ACTE I, SCÈNE \'I. 77

noncer ; il dit à sa rjuuelie. à Povero) : J'espère que Monseign... {Même embarras devant la figure qu'il connaît, à part) : Ah! mille tourtières! c'est à don- ner sa langue aux écrevisses.

LE MARQUIS (iWtU rcUomOl I i mph'ieux).

Laissez-nous.

dom povero [la bouche plein/'). Allez au diable !

rodriguez {même jeu). Oui, Mon... oui, Seign... (.1 part, précédé des cui- siniers.) Une chose positive, hors de doute; mon opi- nion n'est pas encore arrêtée.

le marquis {avec un soubresaut au dernier mot). Hein? qu'est-ce qui parle d'arrêter?... comment? drôle, encore là? {Rodriguez se sauve.)

SCÈNE VI

LE MARQUIS, DOM POYFRO.

dom povero {voyant l'autre qui oublie de manger).

Ah! ça, mon cher bienfaiteur, vous sortiez donc de table, en vous assevant à la mienne?... avouez que vous avez déjà déjeuné; je préfère cet aveu à la triste mine que vous faites aux mets les plus réussis.

LE MARQUIS.

•T'avoue que pour ne pas vous refuser... (.1 part.)

l'OM l'UVEliO

On 'lirait ([ii'il y a moins de monde que tout à l'heure sur la place. (// se lève.)

dom povero [mangeant ri buvant toujours).

A votre aise!... aspirez le grand air, je comptais manger pour quatre. J'en serai quitte pour manger pour cinq. Le marquis a ouvert la fenêtre.) Qu'avez- vous? la chaleur vou< incommode.

i.e marquis {sans s'exposer aux regardé extérieurs, mais écoutant). Non, mais, entendez- vous?

dom povero. (,>uoi?

LE MARQUIS.

On dirait le mouvement d'une certaine foule dans les rues environnantes?

dom povero (sans se détourner, se versant à boire.) Eh! que m'importent les bruits de la ville? en est- il de plus doux à mon oreille que les glous-glous! de cet excellent vin?

le marquis [montant sur In chaise voisine de ht [<■- nêtre; à i><irt). *•

Je crois décidément que le moment est venu...

dom povero {se ilrlniiriUl.nl). Tiens! allez-vous donc comme ça? i.e marquis [disparaissant).

Au revoir!

ACTE I, SCENE VII.

dom povero (se levant brusquement).

Comment! il s'en va! il me laisse tout seul! (Regar- dant à la fenêtre.) Oui, ma foi! et quels jarrets! il a déjà franchi la place. (Revenant s'asseoir.) Voilà un original ! En vérité, sans la certitude qu'un vol à mes dépens est impossible, je croirais avoir eu affaire à quelque adroit filou; mais, en conscience, que re- procher à cet homme?... Eh bien! monsieur mon estomac? en avons nous assez? m'est avis qu'il est temps de se rappeler une sage maxime : il faut, en bonne hygiène, rester un peu sur sa faim; donc, n'al- lons pas plus loin... Eh! le champ de bataille me paraît dans un désordre assez pittoresque; appelons Thôte et jetons-lui noblement assez d'or pour qu'il apprenne désormais à ne pas juger sur l'apparence... Ah! le voici, avec sa note à la main, ce qui indique déjà des intentions assez délicates.

SCÈNE VII DOM POVERO. RODRIGUEZ

RODRIGUEZ.

Que vois-je ! l'autre est parti. Celui-ci reste seul, je vais donc pouvoir à mon aise l'examiner en face... Avec une profonde inclinaison et le bonnet à In main, son papier de l'autre.) Monseigneur a-t-il daigné trou- ver de son goût le menu... assez copieux... que nous avons eu l'avantage de lui servira (I /> irt.) C'esl bien

80 DOM POVERO

le premier entré dans mon hôtellerie ; mais, décidé- ment, ce n'est pas le premier venu !

dom povero [qui l'a rem du haut de sa grand rur).

Hôtelier! »

RODRIGUEZ.

Monseigneur?

DOM POVERO.

Vous avez humilié, ce matin, un galant homme.

RODRIGUEZ part).

C'était bien lui ! [Haut, avec regret.) Monseigneur...

DOM POVERO.

J'éprouve le besoin de le venger, en vous humiliant à mon tour.

RODRinuEz part). Ce n'étaitdonc pas lui ? [Haut l Croyez, Monseigneur, que si j'avais su... que si j'avais seulement soup- çonné...

DOM POVERO.

Belle malice! et toujours les apparences !... cqjfùë si d'affreux dehors ne pouvaient cacher un misérable et de magnifiques habits couvrir un personnage dis- tingué... Voyant l'air moqueur que prend Vhôtelier.)

Non ! je veux dire...

RODRIGUEZ.

Exactement le contraire.

ACTE I, SCÈNE VII. 81

dom povero {toujours très* fièrement).

Vous l'avez compris? vous n'êtes pas si bête que vous en avez l'air !... Ainsi, deux consommateurs se présentent; l'un'modeste autant que brave ; de quelle ingratitude ne l'accablez-vous point! l'autre arrogant, superbe ; vous n'avez pas assez de flagorneries, de bassesses de toute sorte à lui prodiguer.

rodriguez {si1 inclinant toujours). Oh! Monseigneur...

dom povero {même jeu). Ah! fi! fi! ne m'approchez pas, je deviendrais bossu, si je ne me retenais, à force de hausser les épaules... silence! payez-vous! (Il jette sur la table quelques pièces d'o-r.) Ah! vous me preniez pour un meurt de faim, pour un va-nu-pieds !

RODRIGUEZ.

Monseigneur, je suis prêt à vous adresser publique- ment toutes les excuses. Monseigneur, avec un coup de fourchette comme celui qui vous distingue, douze pratiques suffiraient à mon ambition!

DOM POVERO.

Si vous croyez que je vous écoute!... {Pendant que l'hôtelier compare l'argent au montant de sa note et repasse l'addition, Povero se pose devant une glace et s'admire sur toutes les faces.) Eh! eh! je me sens tout autre. En vérité, ma joie intérieure n'a d'égale que ma jubilation extérieure!., il n'y a qu'un Français, un enfant de la Gascogne, pour savoir ainsi profiter

Si DOM POVERO

des événements {Trébuchant.) Eb ! eh ! titubé-je?... fla- geolé-je ? non ; mais que de riantes perspectives! ne dirait-on pas que je marche dans un rêve?

RODRIQIXEZ.

Monseigneur, vous voyez un homme confus, mais,

niais. ..

DOM POVBRO.

Trois pièces d'or ne font pas votre compte? en voilà une autre. Donnez la différence à vos marmitons et adieu ! j'ai besoin de changer d'air!

RODRIÔUEZ.

Monseigneur! que de générosité! que de gran- deur!... oh ! certainement vous n'êtes pas celui qui... vous êtes bien celui que... mais vous ne quitterez pas ainsi l'hôtellerie du roi de Portugal... Piquillo! Paolo ! Pédrillo! vite et vite! {Les marmitons arrivent.) Vovez ce que Monseigneur vous donne {ils tendent lu m h in ... pour les assiettes cassées que vous me devez... // empoche.)

LES TROIS MARMITONS (se rcO'ifUl i).

Ah!

RODRIGUEZ.

Silenoe 1 en rang!... deux par deux!... (Ils for- ment . à eux quatre, deux haies.) Haut le bonnet! (Ils se décoiffent et tiennent leurs bonnets blancs a deux maint, l El laluonijtiaqu'à terreen criant : Vive Monseigneur!

ACTE I, SCÈNE VIII. K-J

tots les Quatre ensBmële.

Vive Monseigneur!

noM povero [cambré, fui-, les ctoigts jouant comme, avec h a jabot |.

Arrière ! place ! place ! que j'aie au moins mes cou- dées franches! (// remonte lentement et*e trouvé en face tif Hustado et de quatre soldats disposés à lui barrer le passage.) Hein ! qu'est-ce que cela signifie? à qui en avez-vous, Monsieur l'officier?

SCÈNE VIII

LES MÊMES; HUSTADO et sa troupe.

HUSTADO .

A vous, Monseigneur.

DOM POVERO.

Allons donc! un titre exagéré peut convenir à un hôteKer ridicule; mais de la part d'un homme sérieux parlant à un autre homme sérieux, cela demande explication.

m

HUSTADO.

Monsieur le marquis...

DOM POVERO.

Moi ?

HUSTADO.

Monsieur le marquis ne peut ignorer que nous atonfl

M ihim POVERO

l>;issr la matinée à sa recherche. Le motif de cette mesare de prudence ne doit pas l'étonner davantage.

dow povero [avec impatience).

Hum!... (I parti après réflexion.) Restons calme et - d'abord. (Haut.) A quel marquis monsieur l'officier croit-il s'adresser?

HUSTADO.

Au marquis de Santa-Cruz, à, qui j'ai l'honneur d'annoncer qu'un carrosse l'attend à la porte.

DOM P0VEU0.

l'n carrosse? peste ! Et pourquoi faire?

HUSTADO.

Pour nous rendre immédiatement à la tour de Bélem.

DOM POVERO.

Une prison!

hustado [avec une inclinaison respectueuse).* Affectée uniquement aux nobles criminels.

dom rovERo pari et réfléchissant). Évidemment, on me prend pour un autre; or, quel serait cet autre, sinon le généreux gaillard sous la belle mine de qui je n'ai pas su reconnaître un homme plus intéressé à prendre mon habit que je ne l'étais moi-mémo à revêtir le sien?... diable! diable! diable!

ACTE I, SCENE VIII. 85

RODRIGUEZ part). Ah ! par exemple ! voilà qui découvrirait le pot aux roses... monsieur ne serait qu'un geai paré des plumes du paon? je commence à débrouiller quelle sera bientôt mon opinion définitive.

dom povero l'officier).

Monsieur, permettez-moi d'entrer dans quelques détails qui, j'en suis sûr...

HUSTADO.

Je n'ai aucune qualité pour les entendre. Ma seule mission est d'emmener monsieur le marquis à la tour de Belem.

dom povero.

Malgré moi?

J'aime à croire que monsieur le marquis est trop ennemi du scandale pour me réduire à de pareilles extrémités.

dom poVero.

Eh ! si je savais réussir. (A part.) Au fait! que ris- qué-je? une conversation de cinq minutes avec le gouverneur ne peut que déterminer une prompte mise en liberté. Quant à passer momentanément pour un grand seigneur, je n'y vois nul inconvénient... (Haut.) Venez donc, monsieur l'officier ; je serais au désespoir qu'il vous arrivât pour moi le moindre désagrément. (I Eodrigiiez).Axi revoir ! hôtelier! tenez-moi prêt pour

81» l»(»M POVERO

ce soir un second Pepafl aus<i parfaitement réussi que le premier.

RoimiouEz (rêfléchièiant èw devant, à <lmitr). Décidément, c'est un grand seigneur.

DOM POVERO.

Je vous amènerai les plus joyeux convives que vous ayez jamais vus.

rodriguez {même jeu).

A moins que ce ne soit un voleur de grands che- mins!

[La toile tombe.)

I in U! l'Hl'MII-H ACTE.

ACTE II

Une chambre dans la tour de Belem. l'orte au fond. Alcôve dissimulée il gauche par une large draperie. Une nètre à droite.

SCENE PREMIERE

g DOM POVERO, BARBARO.

dom povero (entrant vivement).

Ah! çà, me direz-vous pourquoi, au lieu de m'in- troduire immédiatement auprès du gouverneur, vous m'entraînez jusqu'au dernier étage de cet affreux édifice qui se nomme la Tour de Belem?

BARBARO.

J'accomplis les devoirs de ma charge de geôlier.

DOM POVERO. .

En vérité, j'ai besoin de songer aux excuses que l'on va me faire pour ne pas frissonner au seul bruit de vos énormes serrures,... et quand verrai-je le gouverneur?

barbaro [remontanj,; puis, demeurant à l'écart).

Le voici, justement.

DOM POVERO.

Ah!... ce n'est pas malheureux.

88 1>0M POVERO

SCÈNE II LES MÊMES, LE GOUVERNEUR:

LE GOUVERNEUR [Sii/niinf nccc ht'O iiron jt (le pOlUeSSP).

Monsieur le marquis,.. .

DOM POYERO.

Encore!... ah ! çà, est-ce que cette comédie ne va pas bientôt finir?

LE GOUVERNEUR.

Quelle comédie?

DOM POVERO.

Eh! cadédious! celle que me force à jouer, depuis une heure, un audacieux personnage à qui je ne sau- rais en vouloir sérieusement,... la rancune est incom- patible avec ma nature,... mais pour lequel, cepen- dant, on ne peut tourmenter un brave garçon qui ne demande qu'à vivre en paix,. . . et en liberté.

LE GOUVERNEUR {sfiliri(inl). Oui, oui; Ilustado, l'officier chargé de votre arres- tation, monsieur le marquis, a parlé d'explications assez ingénieuses. *

DOM POVERO.

Comment! vous aussi, Monsieur, persisteriez à me prendre?...

LE GOUVERNEUR.

Et à vous garder.

ACTE H, SCENE If.

DOM POVERO.

Avec la croyance que je suis...

le gouverneur (appuyant).

Avec l'assurance que vous êtes un homme fort habile, mais dont toutes les ruses, maintenant, sont trop connues pour qu'il soit facile de nous tromper! (Mouvements de surprise et d'impatience de Pnvero). Il y a longtemps que l'on courait après vous, Monsieur de Santa-Cruz; enfin, nous vous tenons et nous vous tenons bien, je vous prie de le croire.

DOM POVERO .

Voilà qui est trop fort! comment pouvez-vous être assez aveugle pour donner le nom d'un grand sei- gneur portugais à un pauvre diable...

LE GOUVERNEUR.

Eh! eh! pas si pauvre, le diable qui s'habille de soie et de velours et dont la bourse est, parait-il, fort bien garnie.

DOM POVERO.

Belles raisons! tout cela n'existait pas ce matin!... ai-je \i mine d'un homme qui déjeune régulièrement et solidement tous les jours?

LE GOUVERNEUR.

"Vos dénégations ne me surprennent pas; on m'a prévenu: seulement, elles sont tout à fait inutiles, je dois vous en avertir à mon t<>ur.

90 DOM l'OVKIU)

DOM POVERO.

Mais, Monsieur, pour conserver une conviction pa- reille, il faut n'avoir jamais vu la personne véritable ù laquelle vous croyez avoir affaire?

LE (iOUVERNELR.

Ah! cela, je l'avoue humblement! je quitte peu la citadelle; mais monsieur le marquis habite si rare- ment cette ville !

DOM POVKRO.

Vous en êtes certain?

LE GOUVERNEUR.

Comme d'un fait établi par tout le monde.

DOM P0VEKO.

Eh. bien, moi, je prouverai que depuis un an je n'ai pas quitté Lisbonne ; laissez-moi seulement...

LE GOUVERNEUR.

Sortir? non, non; et puis, cela ne changerait pas du tout mon opinion, je vous en préviens encore.

dom povero (essayant plaisanter). Me jugez-vous donc capable de quitter une ville sans que l'on cesse de m'y rencontrer? autant tout de suite m'accuser de sortilège.

LE GOUVERNEUR.

On sait avec quelle facilité vous changez non-seule- ment vos airs de gentilhomme en allures de simple

ACTE II, SCÈNE II. 91

aventurier, comrru! aujourd'hui, par exemple... Mais votre physionomie elle-même, votre teint, votre ac- cent, votre langage.

dom povero {avrr abattement)-. Allons, je vois que j'aurai de la peine à gagner ma cause...

le gouverneur (souriant et Barbaro de même . Oui ! oui! beaucoup de peine!

DOM POVERO.

Au moins, daignerez-vous m'apprendre. Monsieur, ce que c'est pour vous que le marquis de Santa-Cruz?

le gouverneur (avec un franc rire partagé par le geôlier).

On m'avait bien dit que j'aurais affaire à un origi- nal ; mais cela ne me déplaît pas; au contraire; les distractions manquent souvent à la tour de Belem. Excepté avec le précédent locataire de cette chambre, un éclat de rire n'avait jamais retenti, n'est-ce pas, Barbaro?.. donc vous désirez savoir qui vous êtes; eh! bien! je vais vous satisfaire. Asseyons-nous, s'il vous plaît. (Barbaro leur avance des sièges.) Depuis que Ribeiro-Pinto, intendant de la maison de Bragance, a pris à cœur de précipiter les événements, l'inquiétude autorise du côté de l'Espagne des mesures sévères... de beaucoup d'arrestations.

dom povero (peu intéressé).

92 DOM l'UYERO

LE GOUVERNEUR (lui parlai)! tOUJOWS comme à Utl

véritable marquis).

Parmi les hommes les plus redoutés, figure dom Antoni, marquis de Santa-Cruz. On l'accuse non-seu- lement d'appartenir au parti de Bragance, mais d'exercer une redoutable influence parmi la jeunesse de Lisbonne. Très-riche, très-entreprenant, le mar- quis, familier avec tous les exercices du corps, avec tous les dangers, se fait un jeu des poursuites dirigées contre lui. Une réputation merveilleus: lui vient du succès de mille moyens, de mille hasards qui l'ont favorisé jusqu'ici.

dom povero (avec la même indifférence).

Ah!

LE rioUVERNEL'R (tOUJOU)'S ironif/ar cl VOUlùM être

incisif).

Oui, ce gentilhomme nous a donné du fil à retordre; mais son imagination se fatigue. Je n'en veux pour témoignage que sa triste inspiration dernière, lorsqu'il fut entre nos mains... Se renier soi-même ! est-ce vraiment digne d'un tel personnage?... (Surpris de la froide contenance de son prisonnier.) Comment! j'use du trait satirique le plus aigu et vous ne répondez pas ! et vous n'avez mémo pas l'air d'avoir compris que c'est à vous que je m'adresse !

DOM I'OVERO.

Que vouW-vous que je vous dise?

ACTE II, SCÈNE III. 03

LE GOUVERNEUR [d' U>1 lOi\ vfctOl'îeUX).

En effet, il n'y a rien à répliquer.

DOM I'OYERO.

Jusqu'à ce que M. de Santa-Cruz ait été reconnu malgré son habit d'emprunt.

le gouverneur (avec un gros rire d'homme qui ne sera

jamais dupe).

Oh ! oh ! oh !

DOM POVERO.

De même, il suffira de me confronter avec des per- sonnes que je vais vous nommer.

LE GOUVERNEUR.

Des compères!., pardon! des créatures dévouées à Monsieur le marquis?... décidément, on n'est pas tou- jours habile! {<h\ frappe.) Qui vient là? {Le geôlier est allé ouvrir.) Hustado! qui vous ramène si vite?

SCENE III

LES MÊMES, HUSTADO.

Le résultat de certaines démarches. (.1 dom Povcro.) Le prisonnier comptait sur la trouvaille d'un individu qui, selon lui, cachait sous de vilains dehors le vrai marquis de Santa-Cruz?

M DOM poVero

DO M POVERO.

< >ui ! oli bien?

HUSTADO.

L'absence du gentilhomme était déjà significative; mais il y a dans les manières adoptées depuis votre arrestation tant do naturel que, malgré moi, l'avouo- rai-je, un doute se faufilait dans mon esprit.

dom fovero [se redressa ii t avec espoir).

Ah! ah!

HUSTADO.

Ne chantez pas victoire. Dom Povero a été re- trouvé .

DOM POVERO.

est-il? confrontez-nous et cadédious! vous ver- rez la vérité jaillir comme une étincelle au choc de deux caillous.

HUSTADO.

Ah ! (pic vous jouez bien votre rôle, Monseigneur !

DOM POVERO.

Pourquoi me dites-vous cela?

HUSTADO.

Vous savez parfaitement que cet homme ne peut être à Lisbonne.

DOM POVERO.

Et est-il donc?

ACTE II, SCENE lll. <>5

A bord d'un navire français qui se dispose à mettre a la voile et dont le commandant a refusé de me le rendre; ensuite, ne lui avez-vous pas fait jurer, en le payant grassement, de ne plus revenir en Portugal ?

DOM POVERO.

Cela n'est pas vrai. Vous laissez partir le conspi- rateur et non pas un simple maitre d'armes.

HUSTADO.

Pardon ! à mon arrivée à bord du vaisseau prêt à gagner les côtes françaises, Dom Povero était en train de ferrailler avec deux particuliers de son espèce qu'il forçait joliment à reculer, je vous assure !

DOM POVERO.

Je tombe de mon haut.

LE GOUVERNEUR.

Il reste un argument péremptoire.

hustado, povero (avec un sentiment différent). Et lequel?

LE GOUVERNEUR.

Si l'individu, en parfaite sûreté maintenant, avait été le marquis de Santa-Cruz, pourquoi laisserait-il en danger mortel un malheureux qui lui aurait servi, selon vous, de mannequin?... Que de cruauté dans cette conduite 1 Or, je vous le certifie (avec inten-

DOM POVERÛ

(ton), M. de Santa-Cruz na jamais passe pour un méchant homme.

dom povbro {furieux). Eh bien ! Messieurs, je le déclare : Si le récit que je viens d'entendre est exact, celui que vous qualifiez de noble et de marquis est non-seulement un mé- chant, mais un lâche ! entendez-vous?

1IUSTADO.

Quel entêté !

LE GOUVERNEUR. Mais quel comédien! [Faisant, signe au f/eùlier d' ou- vrir la "porte et remontant avec l'officier.) Barbaro ?

DOM POVERO.

Ainsi , toutes mes réclamations , toutes mes plaintes,...

le gouverneur (se retournant). Ne changeront rien, malheureusement ; et nous sommes obligés de vous garder... (Saluant, cl llus- ladu de même.) A l'honneur de vous revoir, monsieur le marquis.

hustado (bas, au gouverneur). Ne vous fiez pas à son air tranquille.

LE GOUVERNEUR (de même).

On doublera de surveillance et je multiplierai mes visites. (Us saluent encore, mais sans être aperçus de Dom Povero, qui, assis, leur tourne le dos, et ils s'en vont, suivis de Barbaro.)

ACTE II, SCK.NÊ IV

SCENE IV

DOM POVERO [seul, et qui a paru réfléchir, k men- ton dans la main et toujours assis).

Une instruction publique est ma seule ressource ; mais y en aura-t-il une ? L'absence du marquis ou son silence volontaire dans quelque bonne cachette favo- risant l'erreur dont je suis victime, si l'autorité espagnole, fort aigrie en ce moment, allait me con- damner sans m'entendre, sans me voir et me faire exécuter sans témoins ?.., (77 se levé.) Eh ! cadédious ! m'est avis que déjà plus d'un cadavre a été retiré du Tage, précisément au-dessous des créneaux de la tour de Belem ! cas pitoyable, auquel il suffit de son- ger pour avoir la chair de poule et qui, certainement, ne trouve pas inactif l'affreux et maussade geôlier répondant au nom symbolique de Barbare. (Allant et venant.) Moi aussi, je possède une désignation pleine de tristes images ! Povero ! Povero ! Je me vois d'ici n'osant fermer l'œil, cédant de force à un mau- vais sommeil peuplé d'horribles visions, m'éveillant au moindre bruit et criant au secours, devant un rat ou devant les mugissemeuts d'une tempête!... Quelle différence avec les riantes perspectives auxquelles s'abandonnaient, ce matin, mon esprit, mon cœur et mon àme ! ah! oui! oui! Povero ! Povero! (7/ retombe, tout chagrin, sur son siège.) Je suis brisé. Rappelons- nous cette maxime consolante : L'espérance soutient l'homme jusqu'aux portes clic tombeau. Espérons!

6

98 DOM POVERO

espérons ! {Plus calme, il se relève et songe pour la première fois à examiner l'endroit oh il se trouve.) Eh ! mais, pour une prison, cette chambre est magnifique.

Suis-je bien sur que la mienne en ville est aussi vaste et meublée avec autant de richesse? la comparaison du reste, est facile et s'offre d'elle-même. Chez moi, comme ici, une alcôve ; en face, une fenêtre ; plus loin, pendue à la muraille, une collection de rapières, de ilaniberges, d'épées françaises, portugaises ; vient ensuite le morceau- d'ardoise... {Avec un grand cri.) Ah! cadédious! mais oui... mais non... ma mémoire est fidèle... C'est demain, demain jeudi, sans faute, que doit avoir lieu l'assaut d'armes m'attend, avec les témoins d'une incroyable défaite, l'adversaire à qui j'ai demandé une revanche! et je manquerais au rendez-vous? je laisserais à ce gaillard-là, qui ne me vient pas ordinairement à la cheville, et ma gloire et ma clientèle? Non! non! holà!... comment appeler? comment faire venir? pas de marteau! pas de sonnette ! et pas même l'épéedu marquis de Santa- Cruz dont on a pris le soin de me débarrasser... {Emula ni.) Ah! j'entends marcher dans le corridor... . // va fravper a la pox\e et dit): Holà! qui que vous soyez! approchez! approchez vite!

barbaho [ouvrant, à défaut de guichet, la porte,

et passant la tété), Qu'est-ce que vous voulez?

DOM POVERO.

Encore cet affreux Barbaro !... Je veux parler de suite au gouverneur.

ACTE II, SCÈNE IV. 99

BARBARO.

Il est sorti.

DOM PO VER Q.

Pour longtemps?

BARBARO.

Peut-être; il est allé se promener avec sa femme et ses enfants.

DOM POVERO.

Se promener ! l'heureux mortel!... Allez le cher- cher ; mais allez donc !

barbaro (avec un gros rire bête). Ah ! ah ! vous voulez rire !

DOM POVERO.

Moi ! rire ? je suis à cent lieues d'y penser ; mais ce à quoi je songe sérieusement, abominable cerbère, c'est à vous jeter une chaise à la tête, si vous ne m'avez pas amené le gouverneur avant demain matin.

BAKBARO.

Ah! oui! demain! connu! le jour qui n'arrive ja- mais !

DOM POVERO.

Tu oses te moquer de moi, misérable !... tiens! (// a saisi une chaise, ou plutôt un tabouret. Il le lajice ; mais Barbara l'esquive fn disparaissant : te projectile frappe la porte et retombe.)

100 DOM rOVKRO

barbaro [reparaissant et goguenard).

Ah ! ah! vous ne m'attraperez pas! [Un mouvement vers lui le met en fuite.)

SCÈNE V

DOM POVERO, LE GOUVERNEUR, BARBARO.

LE GOUVERNEUR (il II dehors).

Eh bien, ch bien, qu'est-ce que tout cela signi- tie?

Monsieur le marquis faisait un tapage infernal. Il a voulu m'assommer; heureusement, la porte était pour me servir de bouclier. (// a ouvert la porte : ei , pendant que le gouverneur entre, il ajoute) .• oh ! mon- sieur le gouverneur ! quel vilain locataire nous avons là!

LE GOUVERNEUR.

Barbaro ! je sais que vous êtes un brave serviteur; cependant, il ne faut pas oublier à quel personnage de distinction nous avons affaire. Je suis persuadé que vous avez, au moins, les premiers torts.

BARBARO (d'Un t01\ boudeur). Je les ai tous, du moment que je ne suis qu'un pauvre homme.

ACTE H, SCÈNE V. lui

LE GOUVERNEUR.

Barbaro ! taisez-vous !

BARBARO.

Oui, monsieur le gouverneur.

LE GOUVERNEUR.

Et tenez-vous respectueusement à distance du pri- sonnier.

BARBARO.

Oui, monsieur le gouverneur.

LE GOUVERNEUR.

Vous tairez-vous, à la fin?

BARBARO.

Oui, m. . [Un regard le fait iaire et s'éloigner vers

le fond.)

DOM POVERO.

Monsieur, une raison de la plus haute importance, un instant oubliée, un engagement d'honneur exige ma liberté pour demain, de midi à deux heures.

LE GOUVERNEUR (riilllt).

Il n'y a pas moyen de se fâcher avec un homme qui a sans cesse le mot pour rire !... Demain précisé- ment vous réclame, avec une raison de la plus haute importance, un engagement d'honneur?

DOM POVERO.

Vous ne me croyez pas ?

D;i.M POVERO

LE GOUVERNEUR.

Si, vraiment!... et la preuve, c'est que j'ajoute : Les derniers rapports des agents dispersés dans toute la ville s'accordent pour assurer qu'avant trente-six heures, une révolution, préparéo avec des soins in- finis, peut éclater et déterminer un événement que ceux-ci redoutent, que ceux-là désirent; et, nous savons que vous compte/, parmi ceux-là, Monsei- gneur.

DOM POVERO.

C'esl à devenir fou !... comment vous convaincre?

LE GOUVERNETJB toujours stirilihi iq un.

De quoi '.

DOM POVERO.

De ma sincérité, de l'urgence de m'absenter sur parole, demain, pendant deux heures. *

LE GOUVERNEUR.

Décidément, monsieur de Santa-Cruz plaisante comme personne. A regret, je dois revenir au ton le plus sérieux, afin de le bien persuader que la satis- faction de son désir est impossible.

DOM POVERO.

Impossible! quand dix, vingt, trente personnes les mieux placées vous affirmeront que je suis le profes- seur d'escrime Dom Povero de 1a Cabana. Interro- les.

ACTE 11, SCÈNE Y. 103

LE GOUVERNEUR.

Dieu m'en préserve !

DOM POVERO.

Pourquoi? mais pourquoi? au nom du ciel, .ré- pondez !

UE GOUVERNEUR.

Parce que, sûrement, il y a là-dessous, malgré des apparences merveilleusement jouées, quelque ruse, quelque piège, dont il est de mon devoir de me dé- fier.

DOM POVERO.

Un piège! et lequel?

LE fiOUVERNEUR.

Moins il se montre et plus il faut agir de prudence.

DOM POVERO.

Alors^ Monsieur, ayez de meilleurs yeux, et voyez la faute à laquelle vous expose un refus impitoyable !

LE GOUVERNEUR.

Une faute?

DOM POVERO.

Admettez que le partisan de la maison de Bragance, que l'adversaire de Sa Majesté Philippe IV soit réel- lement libre pendant que vous croyez si bien le tenir. . . quels terribles avantages peut tirer d'une tranquillité sauvegardée par mon emprisonnement à sa place, un conspirateur aussi habile que le marquis de Santa- Cruz!

lui DOM POVERO

LE GOUVERNEUR (< '11 tM i/ir juir In hf/iqufi ilr rr rai- sonnement).

S'il /-tait vrai !

dom poyerii [naïvement expansif). Oui! oui! c'est la vérité pure que vous venez d'en- tendre... Involontairement elle vous frappe! Dieu soit loué! je vais donc être libre!

le gouverneur (que cette joie a rendu promptement à toutes ses appréhensions, s'e met à rire el Barbare Vimité).

Ah! ah! je me l'étais pourtant déjà dit : monsieur le marrjuis est un grand comédien!... (Avec un geste énergique, accompagné d'une vive retraite.) Barbaro? // sort suivi du geôlier qui semble affecter </<• faire grincer les verrous).

SCÈNE VI %

DOM POVERO [seul, désespéré, Se prenant In tête a deux mains).

Ah! ma tète! ma pauvre tète!... et dire que je ne puis rien! rien! rien!... [Eperdu, chancelant; prêt ii devenir fou de rage, de douleur, il arpente le théâtre, avec des alternatives de gestes furieux cl de mouvements désolés.) Et pas une arme, pas un moyen d'en finir tout de suite avec une existence maudite! (Une réflexion h- ramène à lui.) Mais que dis-je! à quelle sotte et ridicule pensée allais-je succomber?... un trépas qui serait un crime, un trépas ignoré de mes rivaux les

ACTE II, SCÈNE VI. 105

empêcherait-il de rn'accuser d'avoir voulu fuir un com- bat décisif je savais d'avance ne pas remporter la "victoire?... (Avec l'élan d'une grande résolution.) Eh bien, non!... un tel affront ne souillera pas ma mémoire!... on compte sur moi demain, à midi précis; on ne m'attendra pas inutilement!... Ah! monsieur le gouverneur, vous me refusez une permission pour laquelle j'aurais donné tout ce que je possède... peu de chose, il est vrai!. . . Vous ne savez pas distinguer la vérité du mensonge, l'homme sincèrement désolé à la perspeotive d'un manque de parole, du conspi- rateur intéressé à se moquer de vous? eh bien, je saurai me passer de cette faveur !... [très-vif, très- acl if, pendant toute la scène. suivante, il va d'un boni. de la chambre à Vautre, examinant, furetant, déran- geant tout ce gui peut donner une idée ou fournir un moyen d'évasion.) Que vois-je par là? .. qu'y a-t-il de ce côté?... ah! une alcôve!... Le lit, vraiment, n'a pas trop mauvaise mine !. . . A propos, le gouverneur a fait allusion au pensionnaire que je remplace. N'en parlait- il pas comme d'un homme de belle humeur?... est-il mort? a-t-il recouvré sa liberté?... Je ne sais pour- quoi le rire du gouverneur et de l'affreux Barbaro me font croire que ce prisonnier dut languir et souf- frir d'une façon particulière entre leurs mains; or, qui dit souffrance dit ferme désir d'améliorer sa des- tinée. Un seul remède se présente à l'esprit du moins intelligent : la fuite ! Pourquoi quelques tentatives de ce genre n'auraient-elles pas laissé des traces dont je pourrais rao servir?... A ce titre, une visite minu-

106 DÔM l'OVERO

tiéuse appartient d'abord à la fenêtre... {Il secoue un il un tei barreaux.) On n'a pas ménagé le métal! cadé- dious! quelle épaisseur! voilà des barreaux qu'un bras d homme ne descellera jamais... il faudrait une lime et je n'en ai pas .. (Frappant du revers de ses doigts les bârreauxei remarquant une différence de son.) Eh! mais ! à défaut de lime, la rouille paraît avoir fort avancé la besogne... oui! oui! je suis sûr qu'il suffirait d'une secousse vigoureuse.,., voilà déjà quel- que chose ; mais, si j'ai bonne mémoire, la tour de Be- lem est terriblement haute et je dois occuper l'étage supérieur; une échelle de cordes serait nécessaire... la trouver? à qui la demander? (En riant.) Une échelle de cordes, s'il vous plait?... Pas de réponse et cela n'étonnera personne. (Comme inspiré, tout à mu p.) Voyons donc l'alcôve!... et le lit? jo doute que les matelas soient remués tous les jours!... (// a dis- paru; il jette un cri et reparaît avec un paquet de cor- des roulé à /"//'"///. Ah !... qu'est-ce que c'est que fia? Dieu puissant! une corde à nœuds! et crime longueur certainement proportionnée à l'espace qui me sépare du sol!... mais alors, tous mes vœux se réalisent! Exact au rendez-vous, je culbute mes adversaires! la fortune et la gloire n'ont plus pour moi que des sou- rires! j.e suis, enfin, le plus heureux des hommes! ce- lui qui n'a plus rien à désirer! (.1// moment oïl U s'abandonnne ainsi à tout son enthousiasmé, on entend grincer la serrure). Ah! mon Dieu! j'oubliais les pre- mières difficultés à franchir, la surveillance et la défiance de mes intraitables gardiens!... et cette corde?

ACTK ll; sci. m: vu. 107

Ah! cachons-la bien vite! (Il disparaît dans l'alcôve ri le retard de la porte à s'ouvrir lui jui-nui de re- vcnir en scène avant l'entrée '1rs personnages suivants-.)

SCÈNE VII

DOM POVERO, HUSTADO, FERNANDO.

hustado (encore invisible cl avec humeur). Eh bien, comment! cette porte n'est pas encore ouverte?

FERNANDO.

Excusez-moi, monsieur l'officier; mais je remplace le premier geôlier Barbaro qui vient de se fouler le pied gauche; et dame! quand on fait une besogne dont on n'a pas l'habitude, un peu de maladresse est presque obligatoire.

DOM POVERO.

Barbaro de moins! voilà ce qui s'appelle avoir de la chance !

HUSTADO.

Ne vous dérangez pas, monsieur le marquis. Ce diable de Barbaro, quoique forcé au repos par un accident, est toujours le serviteur dévoué par excel- lence. Un barreau de cette fenêtre, a-t il dit, menace ruine et pourrait tomber au moindre effort.

dom povero part, désolé).

Ah! le gueux! (A l'officier.) Eh! quoi, pour si peu

lOiS DOM L'OVERU

de chose, vous allez faire venir des ouvriers qui m casseront les oreilles avec leurs coups de marteau?1 J'espère que vous voudrez bien retarder une répara- tion, qui d'ailleurs, ne paraît pas urgente. Ne sau rais-je vivre en paix, du moins, pendant les quelque! jours qui me restent?

hustado (qui vient d'examiner les barreaux).

Les remarques de Barbaro sont fort justes; la rouille ;i l'ait ici d'énormes dégâts; cependant, pour être agréable à monsieur le marquis, on peut attendre, on en sera quitte pour signaler ce côté faible au soldat de garde sur le rempart.

dom povero (affectant l' insouciance).

Ah! par exemple! est-ce que vous me croyez assez

fou pour essayer de fuir une cage située à Dieu sait

quelle distance au-dessus du niveau de l'Océan?

HUSTADO.

Certainement que cent trente pieds doivent donner a réfléchir; mais il y a tant de gens qui ne réfléchis- sent pas: témoin votre prédécesseur.

l)OM POVERO.

Ah ! iju'est-ce qu'il a donc fait, mon prédécesseur

HUSTADO.

J'ignore les détails ; mais Fernando, ici présent, est à même de vous les raconter.

DOM POVERO.

Voyons cela )

ACTE II, SCÈNE VII. 100

fernando [venant se placer nu milieu).

Le prisonnier, à force de temps et de persévérance, était parvenu à confectionner une corde avec le linge qu'il possédait en quantité dans un coffre. A cette hauteur, on ne jugeait pas une sentinelle indispen- sable. Un soir, favorisé comme on pourrait l'être au- jourd'hui par le mauvais état de la fenêtre, notre homme ne doute pas du succès d'une périlleuse entre- prise. 11 fixe aux barreaux un bout de la corde, s'at- tache l'autre autour du corps, escalade le rempart et se laisse glisser de nœuds en nœuds ; il faisait nuit. On n'entendait aux alentours que le bruit des vagues déferlant aux pieds de la forteresse. Tout allait donc à merveille, quand, tout à coup, de grands cris : Au secours! au secours! éveillent les gardiens. On ar- rive. On regarde. On ne voit personne ; mais qu'en- tend-on? le fugitif demandant avec instance : « Mon- tez sur le rempart, tirez la corde au bout de laquelle je suis pendu !... hâtez-vous! hâtez-vous! les forces m'abandonnent! » Le fait est qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Le malheureux était secoué, bal- lotté, par un vent furieux au-dessus des flots mugis- sants qu'il comparait à autant de monstres prêts à le dévorer.

DOM POVERO.

Il ne savait pas nager?

FERNANDO.

Et la corde était trop courte; aussi jurait-il, en se retrouvant dans cette chambre : « Je mourrai de

7

lll) DON POVEftO

vieillesse plutôt que de renouveler une pareille ten- tative ! ')

HUBTADO.

Aussi cette aventure est-elle devenue la légende comique de la tour de Beleni.

J>OM l'OVERO.

La corde était trop courte ; et de combien?

FERNANDO.

D'une cinquantaine de pieds, autant que je me rap- pelle.

DOM roVEUo.

Ah ! cadédious ! voilà qui donne, en effet, à réflé- chir; mais, j'y songe, Messieurs; pourquoi m'avoir si complaisamment raconté cette histoire?

HUSTADO.

Mon Dieu ! je serai franc avec vous, monsieur le marquis. L'idée appartient à Barbaro. Il prétend qu'elle est toujours bonne à répéter à chaque nou- veau pensionnaire.

DOM l'OVERO.

Même à ceux qui n'auraient pas le temps de se fabriquer une corde ou une échelle, en admettant qu'ils eussent pour cela les matériaux nécessaires ?

Avouons que le récit pouvait vous être épargné, Reste à vous prier d'excuser une visite assez longue

ACTE II, SCÈNE Vil. 111

et à peu près inutile. Je profiterai de l'occasion pour vous demander : A quelle heure monsieur le marquis désire-t-il qu'on lui serve à dîner?

dom poverû [après réflexion). Ne viendra-t-on plus que pour cela?

FERNANDO.

Oui, monsieur le marquis. Il fait nuit de bonne heure, et avant elle, se font les dernières visites.

DOM POVERO.

Eh bien, monsieur l'officier, j'imiterai votre fran- chise. Après le déjeuner dont vous entrevîtes les re- liefs, une cuisine de prison me tente médiocrement; donc, remettons à demain, s'il vous plaît, la nécessité d'y goûter... {Obéissant à une idée intime ; à par!.) Ah! (Tout haut.) Veuillez, je vous prie, insister auprès du gouverneur pour que je reçoive, dès le matin, sa visite. Je ne renonce pas à obtenir de son obligeance une faveur insigne, sur laquelle je juge à propos de ne pas revenir aujourd'hui, en raison du proverbe : « La nuit porte conseil. » (A part.) Cette précaution n'est pas maladroite !

hustado part).

Je m'étonnais qu'il ne parlât point de sortir et cela m'inspirait des soupçons. (Haut.) Monsieur le marquis peut être certain que la commission sera bientôt faite. (Il salue et sort avec Fernando,, lequel, sur un geste, a ouvert la porte.)

112 DON POVERO

SCÈNE VIII

DOM POVERO ; puis BARBAR( '.

DOM POVERO.

Ce Barbaro est ma bête noire!... On néglige la fenêtre. On avertit la sentinelle. C'est meilleur que le contraire ; quant à la corde trop courte, on a cru m'effraver, on me décide. Un saut de cinquante pieds dans la mer ne m'arrêtera pas. Je nage comme une anguille. 11 est vrai qu'un rocher peut me briser la tête ou me rompre le corps ; cette perspective est encore préférable à une honteuse inaction. Mort, il y a des chances pour que je sois recueilli par d'autres gens que ceux de la tour de Belem. On saura que c'est moi, dom Povero de la Cabana. Ma réputation restera saine et sauve. Je n'en demande pas davan- tage... Sur ce, le jour baisse. Commençons à nous occuper de notre affaire... Une circonstance m'é- tonne : la présence de cette corde... ah! bast ! elle est à ma disposition, voilà le principal... une chose reste à calculer : l'instant la promenade régulière du soldat autour du rempart m'accordera le plus de loisir... Si, après avoir offert tout l'or que je pos- sède, j'en viens ù lutter avec ce malheureux, à le tuer, c'est que je n'aurai pu faire autrement ; mon cas, alors, ne sera-t-il pas celui d'une légitime dé- fense? (// va secouer le mauvais barreau qui raie.) Et d'un!... (// va chercher la corde; pendant celle courte absence, la nuit vient et l'on entend tourner lentement la clé dans (a serrure de la porte du fond; il revient et

ACTE II, SCÈNE IV. 113

dépose la corde roulée sur le bord de ta fenêtre : après

quoi): Assurons nous que le silence règne autour de cette chambre ! (// va légèrement écouter au fond et dit) : Ici, rien... de ce côté, rien encore... de celui-là les pas de la sentinelle qui s'éloigne... Bien! je suis tranquille ! ne perdons pas une seconde ! [Il est nuit tout à fait. Boni Povero grimpe sur un siège et attache la corde à un barreau ; dès lepremier i usinai, la porte s'ouvre avec des précautions qui doivent prêter à rire : Barbaro paraît. Il a referme doucement la porte.)

dom povero (effrayé d'un léger bruit du plancher).

Hein? (Barbaro s'arrête un pied en l'air.) Les oreilles me tintent, ce n'est rien ; dépêchons-nous... voilà qui est fait... (// est sur lu fenêtre prêt à dépasser les bar- reaux) et maintenant... maintenant...

SCÈNE IX

DOM POVERO, BARBARO [chez lequel tout dèsigm le. contentement et lu ruse).

barbaro (le saisissant par un bras . A nous deux, monsieur le marquis !

dom povero (stupéfait et revenant malgré lui dans la chambre).

Hein?... Barbaro!... misérable!... ah! je disais bien que 1<u serais mon mauvais génie !... mais oublies- tu que rien ne doit coûter, maintenant, au succès de mon entreprise?...

1 1 1 MOM P0> ERO

barbaro (riant, mais sans éclat).

Ah! ah! ah!

DOM TOVEliO.

Tu oses rire!... vois-tu ces deux mains?... elles vont t'étrangler en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire! (// saisit Barbaro par le cou; mais celui- ci, plus robuste, l'a bientôt réduit à l'inaction, en lui semant les poignets et en le renversant sur un siège.) Comment! comment! drôle! tu te permets d'être plus fort que moi? de me terrasser? de me réduire à Tirn- mobilité complète?

barbaro (de bonne humeur).

Je me permettrai bien autre chose?... Monsieur, vous n'êtes pas plus le marquis de Santa-Cruz que vous n'êtes un sujet du royaume de Portugal (Il te lâche et l'autre se relève).

DOM TOVERO.

Ah! ah! voilà un aveu qui répare bien des choses.

BARBARO.

Vous êtes un Français, un Gascon, vous vous nom- mez le chevalier de Flérac, Flourac...

dom povero rectifiant et essuyant uni- êgratignure

il la jour).

Floriac! s'il te plaît! ne m'écorcho pas davan- tage .

ACTE U, SCENE IX. 115

BARBARO.

Fort bien! je n'agissais ainsi, monsieur le cheva- lier, qu'afin d'acquérir une dernière preuve de votre identité. Vous êtes bien l'homme que je connais.

DOM TOVERO.

Tu me connais! drôle! alors, pourquoi n'avoir pas dit au gouverneur...

BARBARO.

Une vérité qu'il aurait prise pour un nouveau mensonge? pas si bête!

DOM POVERO.

Enfin, brigand, que prétends-tu faire des secrets qui t'appartiennent, depuis mon véritable nom jus- qu'au projet d'évasion que tu viens de surprendre? Pourquoi es-tu chez moi, à pareille heure, toi que l'on disait retenu par une entorse? il y a là, tout l'in- dique, une machination infernale.

Je pourrais répondre que mon devoir autorise des visites imprévues et qu'une entorse n'est pas un mal invétéré. Je préfère la franchise. Mon but était de vous raconter sans témoins une histoire.

DOM POVBRO

Ah! ça! drôle I voudrais-tu te moquer de moi?

BARBARO.

Nullement. Écoutez ..

116 DOH POVERO

DOM POVERO.

« Écoute/. ! » et il faut que j'obéisse? voilà qui est un peu fort!

PARIÎARO.

Exigez-vous que je me retire? soit; raais je vous jure que vous vous en repentirez.

DOM POVERO.

Tu le jures ! sérieusement!'

BARBARO.

Sérieusement.

DOM POVERO.

En ce cas, je suis tout oreilles.

RARHARO.

Il y a dix ans, j'étais à Bordeaux, en qualité de matelot sur un bâtiment portugais. J'en profitai pour visiter la ville; attardé, un soir, je suis attaqué par des marins d'une autre nation. Inutile de songer à parlementer. Il fallait se défendre ; or, seul contre six, la partie était jugée d'avance. J'allais être as- sommé... Tout à coup, un gentilhomme tire son épée et met en déroute mes adversaires; ce gentilhomme, c'était vous, monsieur de Floriac.

dom povero (négligemment). Il se peut.

BARBARO.

Cela est; à preuve que vous ayant revu quelques

ACTE II, SCÈNE IX. 117

jours après, je devins votre témoin dans un duel vous fûtes blessé à la main droit.'.

DiiM POVERO.

C'est vrai; après?

BARBARO.

Après? je me rembarquai. Je revins à Lisbonne m'attendait avec impatience M"'c Barbaro.

dom povero (ironiquement , Avec impatience! un singe de ton espèce? tu de- vais donc rapporter de ce voyage beaucoup d'argent ?

barbaro (naïvement surpris).

Tiens! comment le savez-vous?

DOM POVERO.

N'est-ce pas écrit sur ta figure?

barbaro (se passant la main sur h' visage). Vous plaisantez ?

DOM POVERO.

Parbleu ! j'y vois bien autre chose ?

barbaro (crédule). En vérité ?

DOM POVERO.

Qu'une femme ait été assez aveugle pour unir son sort à celui d'un Barbaro, cela ne se conçoit guère; mais que cette malheureuse pousse l'extravagance

118 UUM POVERO

jusqu'à trouver longues les semaines, les années qui vous séparent, voilà ce qui ne saurait m'entrer faci- lement dans la tête.

barjbaro {qui écoutait en riant). Cela fut pourtant;

DOM POVEUO.

Et cela no te parut pas étrange?

barbaro (qui prend toujours la chose comme une bonne plaisanterie).

Non !... il faut aussi dire qu'à cette époque, j'avais mes deux veux, toutes mes dents et que je ne m'étais pas encore imaginé de faire de mon nez aquilin un nez camus, en roulant du haut en bas de l'escalier do la tour de Belem.

dom poveko (riant). Tu m'en diras tant que je finirai par croire que tu étais un Apollon,... mais pourquoi cette histoire que tu pouvais si bien remettre à un autre jour?

BARBARO.

Pour vous prouver que vous étiez l'objet d'une éternelle gratitude.

DOM POVERO.

Moi?

En empêchant les matelots étrangers de m'étran- gler ou do me poignarder, vous sauvâtes la vie à moi

ACTE 11, SCÈNE IX. 110

d'abord, mais ensuite à Mm" Barbaro et surtout à la gentille fillette qui m'avait avec elle pour unique soutien! Cette petite, aujourd'hui bonne à marier, fait notre bonheur; et vous ne voudriez pas que je vous dusse quelque chose? il faudrait avoir un cail- lou à la place du cœur.

dom povero pari |.

diable la sensibilité va-t-ellc se nicher?

BARBARO.

Je n'avais qu'un souci ; je croyais n'avoir jamais la chance de retrouver mon créancier.

dom povero (riant). Chance dont la privation n'a guère, que je sache» envoyé personne de vie à trépas !

Monsieur, je vous assure que nous parlions de vous tous les jours.

DOM POVERO.

Vrai ? bien vrai?

BAKBARO.

Oui, Monsieur.

DOM POVERO.

Tu me combles de joie, car ainsi s'explique un tintement d'oreilles qui ne me laissait pas sans inquiétude. On me reprochait en même temps de parler plus fort qu'à l'ordinaire, .l'avais peur de

120 DOM POVERU

devenir sourd !... Enfin, de toul ci la, quelle est la con- séquence?

BARSARO.

Eh bien, en vous reconnaissant aujourd'hui, ce qui n'eut pas lieu immédiatement, je jurai d'ac- quitter ma dette.

dum povbro [ironiquement).

En révélant le mauvais état de la fenêtre?

Auriez-vous mieux aimé qu'il lût question de la corde oubliée au fond de cette alcôve?

DOM POVERO.

Ainsi, tout ce qui me faisait te prendre en horreur était une comédie?

BARBARO.

Oui.

DOM POVERO.

Alors, tu es prêt à favoriser mon évasion?

barbaro {prenant le rouleau de cordes et le poussant a u dehors). Je ne suis monté que pour cela.

DOM POVERO.

Mais la sentinelle?

BARBARO. Grise...

ACTE II. SCÈNE IX. 1^1

DOM l'uVEUO.

Et j'ai voulu t'étrangler! Barbaro, il faut que je t'embrasse !

BARBARO.

Hâtez-vous ! et du courage! vous savez nager? méfiez-vous du rivage se promène une seconde sentinelle !

DOM POVERO.

Bien! bien!... merci et au revoir!... ah ! cadé- dious! qu'il fait noir! (// disparaît.)

BARBARO (seul).

Tant mieux! tant mieux! [silence pondant lequel il écoute) Il descend, aucun vent ne l'agite, la mer est à peu près calme... il doit avoir parcouru un bon quart du chemin... (Coup de feu. Ah! miséricorde! le soldat d'en bas a tiré sur lui et le malheureux a lâ- ché prise... et moi qui voulais le sauver; aurais-je donc avancé l'heure de sa mort? (La toile tombe.)

FIN DU DECXIF.ME ACTE.

acte m

d'armes; porte au Pond, ù deux battants, et B'ouvrnni en dehors; portes latérales aux premiers plans; accessoires d'escrime pendus aux murailles; sièges a droite el ;i gauche; une fenêtre~b gauche; une horloge.

SCÈNE PREMIÈRE

DOM MIGUEL, DOM ALONZO, DOM PEDRO, quelques personnages muets.

' dom miguel (une épêe ii lu main).

Comment! nous voici tous militairement exacts au rendez-vous et le héros de cette séance, l'homme qui, du moins, prétend à ce titre, n'est pas arrivé ; voilà qui est, selon moi, d'une impertinence, d'une inso- lence, d'une outrecuidance!...

DOM PEDRO.

Bon ! Dom Miguel qui s'emporte ; ah ! nous ne sommes pas au l'out de ses récriminations et de se9 plaintes!

ACTE III, SCÈNE I. 123

DOM ALONZO.

Le fait est que Dom Povero de la Cabana manque aux premières lois du savoir vivre.

DOM MWUEL.

Et de l'honneur! corbleu! on n'agit pas de la sorte avec de vrais gentilshommes, quand on se dit soi- même leur égal.

DOM PEDRO.

Soupçonneriez vous par hasard notre émule dans l'art de l'escrime si fort apprécié de nos jours, de ne pas appartenir à la noblesse ?

DOM MIGUEL.

Je ne dis pas cela; seulement, je doute qu'il soit réellement pour nous un compatriote.

dom pedro [prônant le milieu).

N'égarons pas la question. L'absence d'un des champions que nous sommes appelés à juger aujour- d'hui semble extraordinaire. Avant de le condamner, il convient, j 3 crois, Messieurs, de songer à ce qui se passe déjà dans Lisbonne. Redoutant un mouvement sérieux en faveur du duc de Bragance, que ses parti- sans n'ont pas craint de proclamer roi, hier, à Evora, sous le nom de Jean IV, l'autorité espagnole, ayant à sa tête Vasconcellos, a pris les armes. Des groupes se forment. Des discussions s'engagent. La circula-

124 DO.M POVERO

tion devient difficile. Pourquoi Don: Povero n'aurait- il pas été retardé par quelque embarras de ce genre?

dom alonzo [souriant).

Dora Pedro, l'homme bienveillant et pacifique par

excellence, veut à tout prix calmer notre impatience.

DOM MIGUEL {tOUJOUJ'S mu ussmlr).

Et les raisons qu'il nous donne sont précisément de nature à produire un effet contraire.

DOM PEDRO.

Comment cela?

DOM MIGUEL.

Pouvez-vous mettre en doute que la séance dési- gnée, il y a trois jours, c'est-à-dire alors que rien de grave no s'annonçait comme prochain, tombe fort mal? Sait-on ce que l'après-midi, que nous avons projeté d'employer en assauts d'adresse et de vigueur personnelles, nous réserve? Chaque instant peut avoir une valeur inappréciable; et quand je m'expose à ce qu'une occupation de cette nature m'enlève à des devoirs de la plus haute importance, il faudrait que j'acceptasse la dernière des excuses, que j'atten- disse de sang-froid le bon plaisir d'un adversaire qui ne viendra peut-être pas du tout? Permettez-moi d'affirmer, Dom Pedro, que vous ne réfléchissez pas à ce que vous dites.

ACTE III, SCÈNE I. 125

DOM PEDRO.

Je ne saurais nier la justesse de cette observation; mais pourquoi vous fâcher? A quoi cela vous avance- t-il?

DOM MIGUEL.

Ah! pourquoi! pourquoi!... Allez le demandera celui qui m'a mis autant de salpêtre que de sang dans les veines!

DOM ALONZO.

Avouons une chose : au moment éclate une crise politique, l'incarcération du marquis de Santa-Cruz augmente singulièrement les chances du parti de Phi- lippe IV.

DOM PEDRO.

Cependant, l'Espagnol ne peut continuer de régner en Portugal.

DOM MIGUEL.

Et dire qu'une pareille servitude s'est prolongée au delà d'un demi-siècle!

DOM ALON'ZO.

Savez-vous, Messieurs, que nous avons terrible- ment l'air de conspirateurs?

DOM MIOUEL.

L'air... et la chanson, j'imagine ; si, toutefois, des

l'-Vi DOW POVERO,

vœux sincères pour l'affranchissement d'un pays ne méritent pas de meilleures épithètes.

do.m pbdro [se retournant, au bruit de la porte de gauche qui s'est ouverte).

Ah! Dom Fernandez! Nous allons avoir des rensei- gnements tout frais!... Eh bien? quoi de nouveau?

SCÈNE II

LES MÊMES, DOM FERNANDEZ.

DOM FERNANDEZ.

Politiquement, rien encore de bien décisif; mais, si j'en crois les apparences, nous devons bientôt nous attendre... (Après un coup d'œil circulaire constatant une absence.) Eh! mais! Dom Miguel, votre adver- saire est en retard.

DOM MIGUEL.

En retard de dix minutes.

dom pedro [rectifiant). Cinq !

dom miguel [avec la ténacité d'un homme vexé). Dix!

ACTE III, SCÈNE II. 12?

DOM FERNANDEZ.

Oh! oh! de l'humeur ! une vive distraction paraît nécessaire à la tranquillité des esprits ; eh bien ! je crois avoir votre affaire ; voulez-vous entendre une histoire étrange, fantastique, et qui, malgré les préoc- cupations sérieuses dont vous connaissez le motif, trouve encore moyen de captiver l'attention générale ?

TOUS. i

Quelle est cette histoire?

DOM FERNANDEZ.

Je rappelle ce que vous savez comme tout le monde : M. de Santa-Cruz, le brillant cavalier grâce auquel se reflètent jusqu'à Lisbonne les belles façons qui distinguent la cour de France il séjourna longtemps, fut pris hier dans une hôtellerie, à quel- ques pas de cette maison et conduit sous bonne escorte à la tour de Belem.

Oui, sans doute.

DOM FERNANDEZ.

Vous n'ignorez pas davantage que le susdit sei gneur passe pour l'incarnation de toutes les har diesses, de toutes les audaces...

Eh bien ?

128 DOM POVERO

DOM FERNANDEZ. Eh bien ! le marquis vient de prouver à ses ad- mirateurs qu'ils n'ont point menti, en le déclarant l'homme le plus extraordinaire de son temps; il s'est évadé!

TOUS.

Par exemple !

DOM PEDRO.

Et est-il réfugié maintenant?

DOM FERNANDEZ.

Partout et nulle part.

tous (se récriant). Oh! oh!

DOM FERNANDEZ.

J'ai l'air de plaisanter. Rien de plus véridique; voici les détails, autant par ouï-dire que d'après ce que j'ai pu moi-même entrevoir.

Parlez! parlez!

DOM FERNANDEZ.

Presqu'aussitût, le marquis avait pu, Dieu sait de quelle manière, se procurer une corde assez longue pour favoriser une escalade par-dessus les remparts, lesquels surplombent, vous le savez, d'un côté, l'em-

ACTE III, .SCENE II. 129

bouchure du Tage, de l'autre, une mer perpétuelle- ment en fureur. La sentinelle d'en baut fut gagnée ou grisée ou étranglée; on ne s'aperçut donc pas du dé- part du prisonnier.

tous [avec intérêt).

Ah!

DOM FERNANDEZ.

Malheureusement, il y en avait au bas de la tour une seconde. Un coup de feu trancha la corde et voilà notre homme précipité de plus de cinquante pieds.

TOUS.

Ah ! mon Dieu !

DOM FERNANDEZ.

Dans le Tage, peu profond près de la citadelle, il était broyé; mais dans l'Océan, dont les flots irri- tés s'élevaient comme autant de bras humains pour le recevoir, il fût sauvé ; c'est-à-dire qu'il ne mourut pas de sa chute et que les perquisitions immé- diates n'obtinrent aucun résultat; voici pourquoi : un batelier, de qui je tiens tous cesdétails, recueillit, aux premières clartés de l'aube, M. de Santa- Cruz blotti jusque dans des rochers découverts à la marée basse. Le même individu consentit à le conduire se- crètement au rivage.

Ah!

130 DOJI l'UVEHO

DOM FERNANDEZ.

Malheureusement, le rivage était soigneusement surveillé.

TOUS.

Diable !

DOM FERNANDEZ.

Alors, commença une sorte d'odyssée le comique le dispute au dramatique, laquelle odyssée, à l'heure je vous parle, est loin d'un dénoùment quelconque.

Est-il possible?

DOM FERNANDEZ.

Si le désir de s'évader occupe la première pensée d'un captif, assurément celui de ne pas retomber au pouvoir des geôliers doit absorber la deuxième. Dans ce but, une manœuvre du diable était indispen- sable ; il fallait regagner la pleine mer, affecter les allures d'un pécheur qui rentre au port, s'engager dans le Tage, le remonter,... enfin, prendre terre en quelque endroit exempt de bonne garde.

DOM MIOUEL.

Besogne laborieuse !

DOM ALONZO.

Heureusement, le batelier, j'espère, était aussi solide que courageux?

ACTE 111, SCENE II. 131

DOM PEDRO.

Il dut avoir à cœur de ne reculer devant aucun obs- tacle ?

Oui. Ah!

DOM FERNANDEZ.

tous (avec satisfaction).

dom fernandez (accentuant comiq ucMent le premier mot).

Malheureusement, on s'aperçut bientôt qu'une ving- taine de cavaliers éparpillés sur le rivage, au-delà du territoire de la forteresse, ne permettaient à au- cun homme d'aborder sans l'avoir examiné, interrogé; or, comme jusqu'à ce moment on n'avait saisi per- sonne, il devint positif que l'objet de cette rigou- reuse et minutieuse démarche était le prisonnier de la tour de Belem.

DOM PEDRO.

Heureusement, le marquis était trop loin pour avoir été reconnu?

DOM FERNANDEZ.

Mais, malheureusement, il avait résolu d'en finir. On avisa des barques de pêche amarrées à une dis- tance considérable en amont de la tour, c'est-à-dire absolument désertes. Il fut avisé de remonter le cou- rant jusque là. On suivait la rive opposée; il restait

132 DOM POVERO

à traverser le fleuve; on prenait pour but les embar- cations réunies côte à côte. Le batelier dit au fu- gitif : o .le vais avoir l'air de ebereber une place inoc- cupée. On sait qu'il n'en reste pas ; on attendra donc plus bas, au lieu d'accourir jusqu'ici. Je raserai les bateaux jusqu'au petit navire que vous voyez au mi- lieu. Son exhaussement est énorme, et, derrière lui, sur la grève, se dressent des tas de madriers pour la construction. Vous sautez dans le bateau qui précède ce navire. Vous rampez jusqu'à la terre ferme; alors, dame! si vous n'êtes pas en sûreté complète, au moins avez-vous une fameuse avance. »

TOUS.

Bravo!

DOM PBRNANDBZ.

Oui; mais, par malheur, M. de Santa-Cruz portait un habit rouge. Fripé, mouillé, fané, le malencon- treux vêtement absorbe encore tous les regards : «C'est lui! c'est lui! le voilà!» s'écrie étourdiment la foule amassée aux premiers bruits de cette aventure. Les cavaliers se réunissent et s'élancent comme une trombe sur les traces d'un malheureux à qui l'immi- nence du péril semble avoir donné des ailes.

tous (avec une curiosité croissante). Et alors?

DOM FERNANDEZ.

Alors.... Messieurs, ce qui suit ne se raconte pas ;

ACTE lll, SCÈNE II. 133

un cerf, poursuivi par une meute enragée, ne prouve pas à la lois plus de frayeur et plus de légèreté.

DOM MIGUEL.

Heureusement, courir à travers nos rues escarpées de Lisbonne est la chose la plus difficile du monde pour des cavaliers, surtout s'ils veulent aller vite.

dom ferxandez (de même).

Malheureusement, les enfants, les chiens et les vieilles femmes bousculés, renversés, estropiés par le fugitif aux abois ont jeté des clameurs qui dénoncent de toutes parts la direction qu'il a prise au hasard, qu'il abandonne de même. Les cavaliers se piquent d'amour-propre à cette chasse d'un nouveau genre; ils galopent tant qu'ils peuvent, et le pauvre marquis, jouet d'une malechance diabolique, doit fuir encore et toujours avec un emportement qui tient du délire.

DOM PEDRO.

Et maintenant?

DOM ALONZO.

est-il?

DOM MIGUEL.

s'arrêtera-t-il?

DOM FERNANDEZ.

Dieu le sait!

loi DOH POYERQ

DOM ALONZO.

Ma loi! vous disiez juste, en débutant, cela tient réellement du fantastique 1

DOH MIGUEL.

J'en conviens et le temps ne m'a pas semble long; mais voilà midi treize minutes, et Dom Povero de la Cabana ne se montre pas plus en retard qu'en avance.

DOM PEDRO.

Aura-t-il de gré, ou de force renoncé, aux chances d'un nouvel assaut?

DOM MIGUEL.

Il déclarait cependant tenir à cette revanche plus qu'à la vie! et j'ai eu la faiblesse de ne pas la lui refuser.

DOM ALONZO.

Son absence autorise décidément tous les commen- taires.

DOM MIGUEL.

Je lui en fais grâce; mais je n'attendrai pas da- vantage. Mes devoirs de citoyen m'appellent; au revoir, Messieurs !

(// va pour gagner la poric; un grand tapage s'accentue au dehors.)

ACTE III, SCÈNE III. 135

TOUS.

Qu'est-ce que c'est que ça?

DOM FERNANDEZ.

Une révolution serait-elle commencée?

(on frappe à coups redoublés avec un marteau dont le bruit fait supposer une porte extérieure au-delà de

celle du fond; en même temps, une voir désespérée se fait m tendre.)

dom povero (en dehors). Ouvrez ! ouvrez ! au nom du ciel ! ouvrez vite !

DOM PEDRO.

Il n'y a pas hésiter.

DOM ALONZO.

Ouvrons ! ouvrons !

SCENE III

LES MÊMES, DOM POYERO.

Dom Alonzo et Dom Pedro vont ensemble; on entend ouvrir et fermer une porte extérieure; alors, paraît, les ayant précédés, Dom Povero, haletant, et dans tout le désordre imaginable après le récit de Dom Fw- nandez.)

]3«i DOM POVERO

dom povero (entré précipitamment).

Enfin ! mo voilà! (An.r deux personnes qui lui ont ouvert : Rentrez ! rentrez ! fermons encore cette porte et n'ouvrons à qui que ce soit !

tous (ne le voyant bien encore que de dos, occupé qu'il est à don la porte et trompés par l'aspect de l'habit rouge).

Le marquis de Santa-Cruz !

dom povero (se retournant).

Encore?... non, Messieurs! regardez-moi en face et reconnaissez...

TOUS.

Dom Povero !

dom povero. Lui-même, confondu, depuis hier, avec le marquis.

TOUS.

Est-il possible ?

dom povero (montrant son désordre). En douteriez -vous, par hasard?

DOM MIGUEL.

Et moi, qui osais mal interpréter votre absence; que d'excuses !

DOM POVERO.

Voilà qui l'explique. (Nouveau tapage, indiquant

ACTE III, SCENE III. 13"<

cette fois beaucoup de monde ', avec les crié : Ouvrez! ouvrez ! et des coups redoublés contre la première porte.)

On a, d'ailleurs, le quart d'heure de grâce. [Nouveaux cris : Ouvrez! ouvrez!) Non ! non! c'est moi que l'on poursuit à outrance.

dom pedro [indiquant la porte de droite).

Fuyez par cette porte.

dom alonzo (indiquant la porte de gauche). Nous dirons que vous avez fui par la ruelle qui aboutit à la grand'place.

DOM POVERO.

Et ma revanche ? y renoncer, quand j'ai tout fait pour l'obtenir ? Jamais ! Allons ! seigneur dom Miguel ! une épée! (// en saisit une à la muraille) Et vite, et vite ! en garde ! (On frappe toujours.)

tous. Mais...

DOM MIGUEL.

Dans l'état vous êtes ?

dom povero (déjà en place et appelant du pied).

En garde ! en garde ! vous dis-je ! Ah ! mais! défen- dez-vous donc ! (Il attarjue impétueusement son adver- saire.)

dom miguel (se défendant). Allons! puisqu'il n'y a pas moyen de faire autre-

13S DOM POVERO

ment. (L'assaut a lieu, plus ou moins brillant, plus ou moins prolongé, d'après les dispositions des interprètes;

pendant ce temps). Diable d'homme ! dans l'état il est,. ..j'ai, en vérité, des scrupules... (Touché. )Touché\

n<nr PEDRO.

Mais défendez-Tons donc ! Monsieur ! défendez- vous donc î

DOM MIGUEL.

Le fait est que mes hésitations ne peuvent aller jusqu'à me faire battre... si je puis... si je puis... oh !... une ! deux !

dom povero [avec un geste énergique). Et trois ! [L'autre est désarmé; un des témoins lui rend son ^péér.)J'ai ma revanche! laissez entrer qui voudra maintenant. [Il s'asseoit à droite.) Je n'ai plus ni la force ni la volonté de faire un pas pour échapper encore à ces enragés.

SCÈNE IV

LE3 MÊMES, LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ

[magnifiquement vêtu).

le marquis. (// a tiré lui même les deux battants; il reste un instant sur le seuil, s'adressant à la cantonade.) Merci, Messieurs, de vos bons services; mais

veuillez en rester Iàjusqu'à mon retour. La suite mo i tout à l'heure.

ACTE III, SCÈNE IV. 139

Le marquis de Santa-Cruz !

dom povero {quittant d'un bond sa chaise). Mon traître !

LE MARQUIS.

Mon sauveur !

DOM POVERO.

Ce mot et de récents souvenirs achèvent de m'c- clairer. Ah! Monsieur le marquis! vous m'avez fait payer cher un instant agréable, et peu s'en est fallu que je le payasse plus chèrement encore; car, enfin, si je n'étais parvenu à fuir, serais-je aujourd'hui; et quand on m'aura retrouvé, que deviendrai-je demain?

le marquis [ayant écouté en souriant). Je savais quevos jours n'avaient rien à craindre, et me croyez-vous homme à ne pas m'acquitter envers vous?... J'étais en sûreté dans l'hôtel de Bragance, mais je ne vous oubliais point. Ce matin, pendant qu'un agent de la vice-reine se rendait à la tour de Belem, on m'apprit votre évasion. Vingt cavaliers sont partis avec l'ordre de vous ramener, mort ou vif, à l'hôtel je comptais vous expliquer tout, entre deux verres d'alicante.

DOM POVERO.

Qu'entends-je?

I II) HUM l'<i\ ERO

LE MARQUIS.

La vérité, parbleu!... Quant à la récompense, vou- lez-vous un peu de mon amitié, monsieur de Floriac?

TOUS.

De Floriac! un Français!

IiOM POVER0.

Vous savez mon nom/

LE MARQUIS.

Le geôlier Barbaro, cousin de mon émissaire, lui a tout raconté ; donc, une place dans mon logis, de l'or tant que vous en voudrez ; à condition, toutefois, que la marche des événements me favorise.

DOM POVERO.

Ah! il faut une révolution pour cela?

LE MARQUIS.

Eh! ne vous désolez pas! entendez-vous? entendez- vous? {Bruits de voix cl de mousqueterie.)

DOM MIGUEL.

On se bat, il n'y a plu3 à en douter

LE MARQUIS.

Et il s'agit de l'indépendance du Portugal, de l'a-

ACTE III, SCÈNE V. 141

vénement d'un roi légitime. (// lire son èpée.) En avant, Messieurs; et que Dieu protège la bonne

cause

En avant !

TOUS.

DOM POVERO.

Et moi! croyez-vous qu'un Français, un Gascon soit homme à demeurer en arrière?... Ouvrez la marche, monsieur le marquis, et je ne serai pas, je vous le jure, le dernier à vous suivre !

{Tout le momie sort, précédé du marquis: chacun a trouvé le temps de reprendre tel ou tel objet, arme ou vêlement ou coiffure 'r quitté en entrant, et ainsi peut s'exécuter un mouvement général sans désordre ou aspect ridicule.)

SCENE V

RODRIGUEZ, PIQUILLO.

[Au moment la porte du fond est fermée, on voit s'ouvrir celle de gauche pour Rodriguez et celle de droite pour Piquillo. Le premier dent sous le bras son enseigne; Vun et l'autre sont blêmes, tremblants et arrivent, sans se voir, comme des gens qui échappent à un danger mortel.)

14*2 DOM l'OVERO

rodriguez {entrant et pirouettant pour fermer sa porte).

0 bonheur! cette porte est ouverte! ayons soin de la refermer bien vite !

piquillo (même jeu).

Risquons-nous en ces lieux et restons à l'abri de la fusillade !

rodriguez [trouvant une chaise toute prête et sV/tf- seyant ; avec son mouchoir, il s'essuie la fitjure).

Ah! les brigands!

piquillo (même jeu, face au public). Los scélérats!

rodriguez (/essuyant toujours).

Quelle peur ils m'ont faite! mon Dieu! je dois être coquelicot!

piquillo (même jeu).

J'ai cru, pendant quinze minutes que ma dernière heure était venue! (Tous les deux alors se retournent, s'aperçoivent : cris de frayeur ■: puis, se reconnaissant.) Le patron !

rodriguez.

Mon second moi-même? aussi capon que le pre- mier!

ACTE III, SCÈNE V. 143

PIQUILLO.

Ah ! patron ! quelle ingratitude !

rodriguez. Comment! quelle ingratitude?

PIQUILLO.

Eh ! sans doute. Vous voyant courir, j'ai pensé que vous alliez vous mêler aux combattants; mon devoir n'était-il pas de vous suivre?

RODRIGUEZ.

Ah! vraiment! Tu me cherchais? eh bien, moi de même. Seulement, ne regardant pas en arrière, je te croyais en avant; mais, oh! terrible aventure! sais- tu que cette maudite enseigne faillit, dix-sept fois, me coûter la vie?

PIQUILLO.

Comment cela ?

RODRIGUEZ.

Par prudence, au début de la fusillade, je l'avais décrochée; et je ne te cacherai pas, à toi, mon se- cond moi-même, une idée assez adroite; je préten- dais me faire, de cette planche, un bouclier.

1 1 1 DON POVEllO

PIQUILLO.

.le devine! en offrant aux Espagnols ce côté-ci qui les intéresse et aux Portugais ce côté-là qui flatte leur ambition.

rôdmguez.

J'admire ton intelligence; malheureusement, dis- trait, troublé, je fais voir aux premiers ce qu'il fal- lait montrer aux seconds ; à ceux-là ce que n'avaient pas vu ceux-ci.

riyuiLLo. De sorte qu'au lieu d'avoir des amis partout...

RODRIGUEZ.

Je n'en trouvai nulle part. Bien mieux, on aperçoit la fraude, c'est-à-dire...

PIQUILLO.

Vous dites, bien la fraude; et vous êtes menacé à la fois par l'Espagne et par le Portugal?

RODRIGUEZ.

Tellement menacé que, sans une ruelle obscure, au bout de laquelle j'avisai cette porte, j'étais lardé comme une caille ou embroché comme une poularde! et toi, brave Piquillo ?

ACTE III, SCÈNE V 145

PIQUILLO.

Nos impressions, à quelques variantes près, sont les mêmes; ah! patron! quelle journée? et à qui restera la victoire ?

RODRIGUEZ.

Nous en aurons peut-être une idée, en montant sur une chaise et en risquant un œil.

piquillo (monté sur la chaise).

En effet, d'ici, on voit merveilleusement ce qui se passe.

RODRIGUEZ.

Y a-t-il danger à regarder de ce côté?

Piquillo.

Non; le combat a lieu surtout à l'arme blanche.

RODRIGUEZ.

Alors, cède -moi ta place. (Piquillo descend et lui monte sur la chaise placée au milieu de la chambre.) Les Espagnols sont les plus nombreux. Mais les Por- tugais ont l'air plus déterminé. Cela se conçoit : l'a- mour de la patrie !... Ah! le général Yasconcellos, le bras droit du roi d'Espagne, quoique Portugais, ar- rive sur le champ de bataille... il prend part à l'ac- tion; mais comme on lui répond de toutes parts!

y

146 DOM POVERO

piquillo {allant chercher une seconde chaise). Je tiens à voir aussi, moi !

RODRIGUEZ.

Quel entrain! quelle ardeur! Ah! mais! est-ce que je me trompe? regarde, Piquillo, toi, qui as de meil- leurs yeux que moi.

PIQUILLO.

Quoi donc?

RODRIGUEZ.

Là-bas, à droite,., ces deux enragés, ne dirait-on pas?...

PIQUILLO.

Nos déjeuneurs d'hier matin; oui, vraiment!

RODRIGUEZ.

A la bonne heure ! voilà des braves! Et moi qui hésitais à les prendre tous les deux pour des gentils- hommes!... On lutte corps à corps... on se déchire... on se tue. . . ah ! mon Dieu ! je n'ai plus la force de re- garder.

piquillo {il descend).

Vasconcellos est tué. La cause espagnole est per- due, entendez-vous les habitants crier : vive le Por- tugal !

ACTE III, SCÉNL VI 147

UODKIGUEZ.

Allons faire comme eux; eh! mon enseigne aura sans doute encore son bon côté ! (Il reprend son ensei- gne ; puis, à Piquillo, gui crut sortir par il était entré.) Par ici ! par ici ! c'est le plus court!

piquillo {le .suivant par lu porte de gauche).

Et vivement; car voici dumonde, etTonnous pren- drait pour des capons ou des voleurs !

SCÈNE VI

LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ, DOM MIGUEL, DOM PEDRO, DOM FERNANDEZ, DOM ALONZO (les deicx premiers soutiennent légèrement

le marquis).

DOM PEDRO .

Venez ! venez! et vite un siège ! On est allé préve- nir le meilleur chirurgien de la ville.

LE MARQUIS.

Encore une fois, Messieurs, tranquillisez-vous ; ce ne sera rien. Kémotion, la joie après le triomphe ont eu sur moi plus de prise que le fer de nos ennemis... Ah! (jà, mais j'ai donc été Lien rudement traité par les soldats de Sa Majesté Philippe IV?

DOM POVERO

DOM MIGUEL.

Od vous a relevé sans connaissance, Ali ! vous avez montré autant d'audace que de courage, Monseigneur, et vous avez failli périr.

LE MARQUIS.

Oui, oui, je me souviens... au plus fort de la mêlée, un coup de lance menace ma poitrine ; ajoutez que mon cheval venait de me renverser en tombant fou- droyé par une balle, Je suis mort! dis-je, en sen- tant le froid de la lance. Pas encore! fait entendre un homme à mes côtés; aussitôt le soldat espagnol va rouler dans la poussière.

DOM ALONZO.

Et le valeureux compagnon qui vous défendit ainsi, quel est-il?

LE MARQUIS.

Un plus éclopé que moi dont je n'ai pas même aperçu le visage enveloppé d'un linge, mais qui, cer- tainement, doit être appelé le brave des braves.

SCÈNE VU

LES MÊMES, DOM POVERO. dom povero (tel que l'on vient de le désigner),

Merci, monsieur de Santa-Cruz,

ACTE III, SCENE \II 1 10

Dom Povero !

LE MARQUIS (S€ (erriill rt ((Uaïït il lui).

Vous! c'était vous! et blessé comme vous l'êtes? pourquoi avoir quitté la civière 'jui vous emportait loin du combat ?

DOM TOVERO.

Un Français, en général, un Gascon, en particulier, Monsieur, n'aime guère les situations mal dessinées. Vous ne m'aviez offert qu'un peu de votre amitié... je la voulais tout entière !

LE MARQUIS.

Vous l'avez, Monsieur ; un sentiment si bien acquis ne saurait se marchander; vous l'avez, je vous en donne l'assurance; à une condition, cependant...

DOM POVERO.

Et laquelle?

le marquis {lui tendant les bras).

C'est que, cette assurance, vous viendrez la cher- cher sur mon cœur.

150 POM POVERO

Vive le marquis de Santa-Cruz ! vive dom Povero de la Cabana !

dom povero (généreusement ému).

Ah ! Monsieur! Avec tant de cordialité en perspec- tive, pouvais-je résister à l'entraînement qui me portait vers un compatriote?

LE MARQUIS.

Il vous en coûtait de me haïr ; je n'aurais pas moins souffert d'une impitoyable rancune... Il est vrai que nous sommes Français... Mais chut! ne parlons pas politique !

DOM POVERO tOUS).

Messieurs, je vous présente en moi le plus heureux des Gascons présents et à venir, un vainqueur de la mauvaise fortune.

LE MARQUIS.

Et moi, Messieurs, je vous convie au magnifique festin qui doit célébrer toutes les gloires de cette journée.

(La toile tombe.) KIN no TROI91ÈME KT DERNIER ACTE.

UN QUIPROQUO

KOMK-VAUDEVILLE EN UN ACTE

PERSONNAGES

FLORESTAN, romancier. •ATHANAS. rentier.

NOTES

Florestan, chez lui, doit avoir une robe de chambre aussi excentrique et voyante que possible. Le cachet de son carac- tère exigerait de grands cheveux ébouriffés et des lunettes,

Athanas. en qualité de visiteur, est soigneusement habillé, cra- vaté, etc.,. d'une allure inquiète, craintive, poussée à la har- diesse par les circonstances, pourrait bien se trouver d'un inter- prète long et mince, pendant qu'un embonpoint relatif et un teint animé conviendraient à l'homme de cabinet.

Avant tout, dans cette pièce, qui n'est qu'une charge, l'impor- tant est que les interprètes s'entendent pour opposer des con- trastes et provoquer le rire autant par leur aspect et leurs mou- vements que par la rapidité des répliques, c'est-à-dire par l'attention de savoir merveilleusement leurs rôles,

Principaux accessoires : Un cordon de sonnette et de nombreuses sonnettes, d'un timbre différent, et très-sonore ; une calotte grecque ; des pantoufles; des bûches ; du papier; un pistolet ; un plateau avec un flacon et deux petits verres à Dordeaux.

UN QUIPROQUO

F 0 J. F E- V A U D F. V I L L F EN UN ACTE.

Le théâtre représente un cabinet de travail. Cheminée à gauche, bureau à droite, séparé de la muraille par un fauteuil, et ce bureau doit avoir un casier qui cache à peu prèa la per- sonne assise devant. Entrée au fond, entre deux étagères. Sur la plate-forme du bureau, un plateau, verres, flacon, Sièges, etc.

SCÈNE PREMIÈRE

FLORESTAN {seul, en robe de chambre et en en- lotte grecque. Installé devant sa besogne, il écrit avec une activité fiévreuse. Dix heures sonnent à la pendu!' qui est sur la cheminée).

Dix heures déjà? sapristi! c'était bien la peine de se lever dès l'aurore pour ne pas plus avancer ma be- sogne... il est vrai qu'en plein hiver, l'aurore aux doigts de rose n'est guère matineuse... Ah ! sac à pa- pier! voilà un roman qui pourra se vanter de m'avoir fait passer de cruelles heures!... Tiens ! au fait! encore

154 IN Q'/irROQUO

un doigt de ce vieux Bordeaux. {Il se verse et boit en dégustateur.) Rien d'excellent comme ça pour vous donner du cœur à l'ouvrage, quand je dis : vous, par- don! c'est une manière de parler. (S'étirant lés bras.) J'éprouve un besoin frénétique de gesticuler à mon aise, de respirer à pleins poumons. (77 s'éloigne de son bureau et gagne le milieu de la scène.) De plonger dans un bain d'air ma tète échauffée par les fiévreux empor- tements d'une imagination surmenée à toute vapeur... Je vous vois sourire. Vous trouvez mon style singu- lièrement emphatique?... Il faut apprendre que je suis auteur; je fabrique de grands ouvrages palpitants d'un intérêt... qu'il vous est permis de mettre en doute... pour une petite feuille que je n'ai pas besoin de nom- mer; alors, pour soutenir la concurrence de nombreux confrères, je me bats les flancs du matin au soir, et dame ! dans l'intimité même, le surnaturel revient au galop... Ceci dit, la connaissance est faite, n'est-ce pas? bon! très-bien! je rentre dans mon soliloque... ouf! entrebaillons la porte... ouvrons cette fenêtre... Eh! il fait frisquet. {Il se frotte les mains.) Ah! çà, en suis-je ? Relisons la dernière page éclose... (// prend un papier et reste en-dehors de son bureau.) Mon roman s'appellera : Les Mangeurs d'enfants. ..voilà les sujets et les titres qui plaisent à trop de monde aujourd'hui. {Avec expression.) Les mangeurs d'enfants ! cela pro- met, j'espère? {Lisant des yeux seulement.) Heu! heu! tout va bien jusque-là... continuons. {Il va se réinstal- ler et écrit.) « Le soir même, Avale-tout-cru, » un de nos anthropophages, « reçoit le billet suivant d'un de

SCÈNE I 155

ses abominables complices... (77 change de feuillet et numérote celui qu'il va noircir.) 09... (Poursuivant sa

besogne.) Cher Avale-tout-cru ! pas de chance au bil- boquet. La police tient ses jumelles braquées sur nous ; mais patience ! Le premier petit bonhomme qui me tombe sous la coupe, son affaire est claire; j'en guigne un frais comme l'œil ; on en mangerait ! et l'on en mangera... ton fidèle : Ah-que-c'est-bon! » (Parlé.) Avec cela, si les enthousiastes lecteurs du. . . de la petite feuille que je n'ai pas besoin de nommer ne sont pas contents, je n'aurai plus qu'à donner ma langue aux chats. . . (Secouant son bureau qui est mal assujetti sur le sol.) Coquin de bureau ! tu manqueras donc toujours d'aplomb? Tu ne seras donc jamais calé?... Il est vrai que moi-même je pèche énormément par les mêmes côtés... Allons, Florestan, mon ami; assez causé; bû- chons, pour acheter des bûches, et avant cela, pour payer le terme, que dis-je ! les termes échus ce ma- tin même, à midi (montrant la pendule), dans deux heures. M. Bénin, mon propriétaire, ne l'est pas tous les jours, bénin !...s'ilallait,commeilen fut déjà ques- tion, me signifier congé?... Bigre ! moi qui ai fait des dépenses considérables dans son immeuble : tentures, peintures, serrures, etc., etc.. voilà qui ne serait pas amusant !... Aussi, vite, vite, ayant flâné tout l'été, piochons maintenant que la bise va venir. (77 écrit avec ardeur, en fredonnant.) Heu! heu! Hein! comme ça marche ! à la vapeur ! (On sonne.) Quelqu'un! mon pro- priétaire, sans doute ; et j'ai oublié de refermer la porte; idiot! buse ! imbécile! cruche !

15(3 i m QUIPROQUO

SCÈNE II

FLORESTAN son bureau qui le dissimule aux pn miers regards)] ATHANAS {rasé d'un côté seule-

ment, «ver un gant jaune et l'autre vert).

athanas [après avoir passé son nez dans l'entrebâille- ment de la porte et fureté des yeux tous les coins de l'appartement).

Mais si fait, il est chez lui ! qu'est-ce que soutenait donc cet animal de portier? (Pénétrant doucement et gagnant un peu sa droite, c'est-à-dire la cheminée, et et part.) Ah ! monsieur mon propriétaire, vous per- sistez à me refuser des réparations que je m'obstine à réclamer! ... Je renonce au ministère postal et me décide à venir moi-même cette fois... Je vous tiens et nous allons voir. (// tousse pour s'annoncer.) Hum ! hum!

FLORESTAN (rt part).

Je sais parbleu bien qu'il est ; mais ayons l'air excessivement absorbé dans mon travail! (Écrivant

toujours.) « Avale-tout-cru, n'ayant absolument rien mangé depuis trois quarts d'heure... »

athanas (r/m a entendu). Tiens! ça me fait songer que moi-même...

SCÈNE 11 1Ô7

FLORESTAN.

«... depuis trois quarts d'heure.., »

A.THANAS.

Qu'est-ce qu'il écrit donc avec tant de précipita- tion? les quittances de loyer, sans doute. (Sans appro- cher et à mi-voix.) Monsieur... Monsieur... pas de ré- ponse?... au fait! je n'ai pas frappé avant de franchir le seuil; je suis dans mon tort. (// remonte, et, se pin- çant comme quelqu'un qui arriverait seulement, il heurte du, clos du doigt la porte.) Toc ! toc !

florestan part).

Le gaillard joint la ruse à la persistance; pas moyen d'éviter sa visite... (Haut et sans se dérang erd'è~

crirc.) Entrez ! (A part.) Je ne connais pas M. Bénin; mais je le reconnais à un certain air habituel à tous les propriétaires. (Voyant Alhanas arrêté au milieu de lachambre et ouvrant un portefeuille.) Il n'accueille pas favorablement les motifs de mon retard et vient tou- cher lui-même... Que lui répondre?

athanas (dominant une certaine timidité et s' appro- chant du bureau).

Monsieur?... je vous dérange, peut-être?

florestan (sans lever la U Oui, Monsieur.

158 UN ouiruooro

athanas part, en s'écartant un peu).

Diable!., diable!... il paraît assez mal disposé ïomment lui dire ?

klorestan part). Sa figure n'indique pas une aménité parfaite.

athanas pari).

Hum ! si le premier mot me venait... mais il ne vient pas, et le suivant pas davantage.

florestan part).

Si je pouvais le faire poser jusqu'à midi, plus de eongé à redouter. Voyons un peu; quel homme est-ce? (7/ tache de l'examiner par différents coups d'œil inaperçus.)

athanas (surprenant cette conduite qu'il, croit mys- térieuse ■

Comme il me regarde !

florestan part).

Allures timides... air assez... chose!... il n'osera pas me déranger.

athanas part).

La comptabilité l'absorbe extraordinairement ; j'ai même vu peu de comptables animés d'un zèle aussi

159

actif;... évitons-lui la peine d'être poli ; offrons-nous un siège. (// s'installe près de la cheminée ; alors, ne sachant, que devenir, il porte les yeux autour de lui.) Ah ! à la bonne heure ! voilà ce qui s'appelle du joli papier... oui, pour du joli papier, voilà du joli pa- pier !

florestan (comme heureux d'avoir cette remarque à

faire).

Je sais ce qu'il me coûte : cinq francs le rouleau et trois fois autant celui de la bordure ; une dépense folle, à la tentation de laquelle je n'ai pas su résister.

Vos revenus autorisent très-bien une pareille fan- taisie.

florestan (toujours à son bureau et écrivant presque sans cesse).

Mes revenus, mes revenus,... vous pourriez choisir une meilleure occasion d'en parler.

athanas (surpris). Le jour du terme ! époque l'argent vous arrive ?

florestan {de l'air d'un locataire qui croit pouvoir heureusement plaider sa cause).

Oh ! monsieur ! quelle erreur est la votre 1 on ne

160 UN Ql

peut jamais savoir quand telle ou telle créance ren- trera : c'est vraiment désolant !

athanas part).

Nous y voilà! (Haïti) Ah ! monsieur, cette époque est pour tout le monde sujette à beaucoup d'ennuis, je vous assure.

FLORBSTAN.

Vous vous plaignez ! que dirai-je donc, moi ?

athanas {avec intention).

Nos cas, cher Monsieur, ne sont pas tout à fait les mêmes.

florestan (non moins ironique). Voilà qui est vrai, parfaitement vrai.

Cette franchise de votre part, Monsieur, facilite une entrée en matière qui m'embarrassait un peu, je l'avoue.

FLORESTAN.

Je vous ai tendu la perche ? Ali ! c'est bien sans le

vouloir.

SCÈNE II 101

ATHA

Je ne vous en remercie pas moins.

florestan {il s'avance après avoir dit à part, en se passant la main dans les cheveux, de manière à réa- liser au simple ce qu'il dit au figuré).

Du toupet! {Haut.) Comment, Monsieur, deux hom- mes, complètement inconnus l'un à l'autre ne sau- raient se rencontrer sans que cette éternelle, insipide et misérable question d'argent vienne empoisonner les premiers épanchements d'une sympathie... assu- rément très- vive ... de mon côté, du moins. . . et qui . . . et que... enfin, vous m'entendez, n'est-ce pas?

Monsieur. . .

FLORESTAN .

Vous me faites l'effet d'un fort galant homme... aspect, manières, langage, vous devez à la nature, à l'éducation une valeur incontestable .

ATHANAS.

Monsieur,... en vérité,... vous me contusionnez.

FLORESTAN .

Galant homme, je le réitère, afin d'ajouter que j'ai la prétention de vous égaler sous ce rapport.

162 UN QUIPROQUO

ATHANAS.

Monsieur, certainement.

FLORESTAN.

Donc, Monsieur, ne parlons pas affaire.

ATHANAS.

Mais cependant...

FLORESTAN.

Silence, vous dis-je ; oublions ces corrosifs démê- lés ayant pour cause le vil métal,... n'en parlons pas immédiatement, du moins ; sinon je vous brûle...

athanas [effrayé). Hein? quoi donc?

FLORESTAN.

La politesse ! mais pardon. {Retournant à sa place.) Une besogne horriblement pressée...

athanas (se lovant, mais sans s'éloigner du siège qu'il occupe).

Soit; mais un seul mot : je pouvais ne me présen- ter qu'à midi, Onze heures me trouvent chez vous.

florestan (avec inquiétude). Après ?

SCÈNE II 163

athanas (se rasseyant). Rien.

FLORESTAN poi'l).

Je respire.

athanas (un peu sentencieux et enchanté d'aborder au sujet qui X 'intéressé).

Je tenais simplement mais essentiellement à cons- tater mon respect pour les devoirs qui lient entre eux propriétaires et locataires; devoirs sacrés !...

FLORESTAN.

J'allais le dire.

athanas (qui s' était rassis, se relève).

Auxquels chacun de nous doit toujours se sou- mettre.

florestan part). Hélas !

athanas (même jeu). Avec autant de grâce que d'exactitude.

florestan (d'un air et d'un ton fort dégagés). Oh ! oh !

ATHANAS.

Vous dites?

1G4 un onmoQUo

Oh ! oh !

1-Î.ORESTAN.

AïiiAXAs {>) part).

J'avais bien entendu... c'est étrange. ..bast!... il ne tiendrait pas ce langage à un locataire verreux.

FLORE8TAN part).

Qu'est-ce qu'il rumine encore ?

Ainsi, à vous en croire, Monsieur, j'aurais pu rester bien tranquille chez moi, au coin d'un feu beaucoup mieux entretenu que celui de cette cheminée?

FLORESTAN .

Ah ! vous trouvez que...

ATIIANAS.

Cette pièce est exposée au plein nord et l'on gêle... Ah ! je suis bien fâché de le dire, mais voilà un appartement qui ne me conviendrait guère,... vous permettez ? (77 a vu près de lui sur le coin de la chemi- née une toque, il s'en coiffe.)

florestan (occupe toujours de ses papiers et qui n'a pas aperçu cette action). C'est vous, Monsieur, qui parlez ainsi?

ATHANAS.

Cela vous surprend i

FLORESTAN.

Non, mais cela m'étonne ;... ah ! mais, dites donc, vous avez ma toque.

ATHANAS.

11 est peu hospitalier, mon propriétaire. (// va pour 1 ôter; il la garde sur l'invitation suivante.)

FLORESTAN.

Oh ! ce n'est pas un reproche et vous pouvez la garder... [Voulant parler d'autre chose.) Monsieur Bé- nin..,

Pourquoi cette èpithète assurément courtoise, mais selon moi hors de propos, cher monsieur Bergarnottc ?

i'lorestan (acte une égale surprisé). Bergamotte '.

ATHANAS (a part, intri J'ai donc l'air si bénin que cela ?

166 un uuiritoyuo

florestan part).

Gagnons du temps. (Haut.) Monsieur fume-t-il ? j'ai des cigares excellents.

athanas part).

Je le vois venir, avec ses airs de Minon-Minette. C'est un aigrefin ; ce qui ne veut pas dire qu'il soit un nègre doué de beaucoup de malice.

FLORESTAN.

La situation me paraît obscure. Lanternons. Ce système peut l'éclairer. (Regardant l'autre qui, par inadvertance, car il doit conserver ton jours l'air d'un distrait., a quitté ses bottes et chaussé une paire de pan- toufles qui se trouvaient dans le coin de la cheminée.) Ah ! cà, mais il dispose de mon mobilier, à présent ! il emménage dans mes babouches. (Haut.) Monsieur Bénin !

athanas part),

Encore bénin ! (D'un ton interrogatif.) Monsieur Bergamotte ?

FLORESTAN.

Farceurde farceur ! Comment je vous offre un cigare que vous n'acceptez pas et vous prenez des babouches que je ne songeais nullement à vous offrir?

167

athanas (naïvement .stupéfait).

Oh ! pardon ! mille pardons ! je me croyais chez moi. (// s'empresse de réparer son étourderie.)

FLORESTAN.

Chez vous, pas tout à fait; un peu, j'en conviens; je ne puis même pas refuser d'en convenir; mais pas tout à fait.

Monsieur, vous me voyez confus, désolé, je dirai même confus et désolé; aussi, pour expliquer, sinon excuser une semblable licence, dois-je vous signaler chez moi...

FLORESTAN.

Pourquoi pas ici même nous sommes tout rendus ?

athanas {persuadé que l'autre commet une confusion). Vous n'y êtes point.

FLORESTAN.

Vous voulez rire ?

Moi ? je n'y pense même pas... (.4 part.) Il commence à m'impatienter.

168 l N QUI! I OQUO

l-'Lorestan (/< voyant aller cl venir en homme qui V( m tu r d'être calme).

I 11 fou ne serait pas plus incohérent... errant, urtout; il parait avoir des impatiences dans les jambes.

àthànàs [revenant vers lui).

J'ai dit: chez moi, c'est-à-dire en moi, en moi, comprenez-vous ?

florbstàn (comprenant en effet).

Ah !

C'est heureux: je reprends donc; je dois pour excuse vous signaler chez moi une infirmité...

plorestan (qui le croit décidément fou). Étrange ! étrange !

athanas correctif).

Non... mais singulière; oh! pour cela, oui, fort singulière.

FLORESTAN.

Expliquez-vous, Monsieur; cette infirmité singu- lière ?

La voici.

FLORBSTAN.

Je ne vois pas..

Cela ne concerne pas les yeux; c'est une affaire d'oreilles; écoutez...

plorèstan part).

Cet homme absorberait les loisirs d'un roi-faincant !

ATHANAS.

Un peu timide, je me sens mieux dispose à vous chanter qu'à vous avouer cela en prose vulgaire.

Air de La clé '. la !

•Je suis distrait . Je suis distrait ! Ainsi remplie, Passe ma vie. Ce n'est Tour personne un secret : Je suis distrait !

En vain ma tête v S'éprend d'aimables projets ; Un mot, un bruit, un nuage M'entraîne à d'autres sujet-;.

170 UN UUH'ROQUO

Il est en moi Je ne sais quoi. Qui me détourne Et nie retourne. Qui donc gouverne mu raison '.' L'occasion !

Une chose qui m'étonne, Ici même, en cet instant, C'est de n'entendre personne Rire encore en m'écoutant.

A tout propos,

Sans à-propos,

Ma tête folle,

Smuent s'envole, Comme l'on voit dans les sillons

Les papillons I

Du sort un tel maléfice Ne peut être pour mon bien; Me changea-t-on en nourrice ? Par ma foi, je n'en sais rien.

Ah ! mais pardon I

Un discours long,

Pour qu'on l'abrège,

Demande un siège.

(// relevé ses pans d'habit et se dispose à s'asseoir il a ns le vide; il s'arrête en chemin pour ajouter.)

Mais, quoi, Messieurs, et qu'avez-vous

A rire tous ? Sûrement, j'en suis fort aise, Mais n'en vois pas la raison. Ah 1 j 'allais m'asseoir sans chaise ; Grand merci pour mon lorgnon !

SCÈNE II 171

(Parlé) Que voulez-vous? n'est-il pas évident que ces choses-là sont plus fortes que moi ? (La musique, inter- rompue avec le chant, a repris avec lui.)

Je suis distrait I Je suis distrait ! Ainsi remplie. Passe ma vie : Ce n'est Pour personne un secret : Je suis distrait !

FLORESTAN.

C'est moins grave, moins dangereux que je ne pensais; c'est égal, Monsieur...

ATHANAS.

C'est à moi que vous parlez ?

FLORESTAN.

Oui, Monsieur, il est dans la vie certaines heures dont chaque minute vaut de l'or; vous me surprenez dans un de ces précieux instants.

ATHANAS.

Ah!

FLORESTAN.

Monsieur Bénin,..

172 UN QUIPROQUO

athanas pari). C'est un tic ! (Haut.) Monsieur Bergamotte?

plorestan part).

C'est une monomanie ! (Haut.) Voulez-vous me rendre un véritable service?

Parlez.

florestan (tout à la même idée antérieure). Taisez-vous.

athanas (scandalisé).

Hein?

FLORESTAN.

Ou laissez-moi seul. (// regagne son travail).

athanas part).

Ah ! vous êtes un malin, sans on avoir l'air ! il ;i deviné l'objet do ma visite, ce cher propriétaire, et il tâche de gagner du temps pour que l'heure d'accepter mon congé se passe... ah ! mais non ! je suis distrait, mais j'ai du caractère. Je suis ici... je m'y implante,... je m'y incruste. {Haut.) Monsieur, vous me devez...

SCÈNE II' 173

FLORESTAN (il par!).

Nous y voilà.

... Des réparations auxquelles je tiens, oh! mais, là, énormément.

florestan [se levant à moitié , Vous aurais-je offensé, Monsieur, sans le savoir?

athanas (d'un air très-résolu).

Ah! ma foi, tant pis! j'ai brûlé mes vaisseaux; Monsieur, je demande et prétends obtenir...

florestan {de bonne foi, en homme un peu sourd).

Pardon, cher Monsieur, mais je n'entends pas de cette oreille.

athanas part).

Est-ce une figure ou l'aveu forcé d'une infirmité moins originale que la mienne? C'est ce que nous al- lons bien voir! (Il passe derrière Florestan, et s'adresse à l'autre oreille.) Mon insistance vous paraît étrange ; ma requête, rééditée aujourd'hui pour la centième fois, n'a rien de surprenant, elle ; cependant, vous affectez de n'y faire aucun droit, et, dépourvu même d'excellentes mauvaises raisons, vous me priez de sortir; comme c'est spirituel et gracieux !

17 l UN QUIl'ROQl'O

FLORESTAN.

N'est-ce que cela qui vous froisse? alors, je me rétracte. Restez, Monsieur, restez? puisque vous y tenez tant; mais, au nom de mes intérêts les plus graves, que rien ne trahisse votre présence, au moins pendant une demi-heure.

athanas (consultant sa montre et la pendule). Une demi-heure,... je le puis.

florestan (allant et venant avec impatience, à part).

Ah ! pourquoi ne suis-je pas un Thug, un Iroquois, un Huron ? avec quel plaisir je supprimerais ce gâ- teux... 11 est vrai que si j'étais Iroquois, Thug ou Huron, je me moquerais un peu du propriétaire de la rue de la Douane.

athanas (étonné de ce manège).

C'est comme ça que vous traitez les affaires et vous parlez des intérêts les plus graves. Eh bien, je vous retiens. (Il prend alors, comme obéissant, à une habitude, c'est-à-dire sans intention plaisante, U rrtr- mentde son interlocuteur.)

florestan (se dégageant avec soin).

Doucement! L'étoffe est mûre... (.4 part.) On n'a pas tous les jours soixante-cinq francs pour acheter une robe de chambre à la première mode !

SCÈNE II . 175

athanas (tout à son idée et s étant adossé à la cheminée, il a saisi le cordon de sonnette et joue avec).

Je n'aime pas les potins; cependant, hier soir, désireux d'aller faire un tour aux Champs-Elysées, avec ma femme, je demande onze fois de suite : <( Cordon! s'il vous plaît? » (On entend la sonnette.) Tiens? on sonne !

FLORESTAN.

Mon valet de chambre est absent; vous permettez?

ATHANAS.

Comment donc ! faites absolument comme chez vous, je vous en prie.

florestan (qui est allé ouvrir la porte et a regardé dans l'escalier, revenant).

Personne?., qu'est-ce que cela signifie ?... eh mais, triple farceur !

Monsieur?

FLORESTAN.

C'est vous qui avez... (Il fait le signe de tirer le cor- don.)

170 r\ QUIPROQUO

Tas possible ! Ah ! mille pardons ! ce fut bien sans le vouloir, je vous assure! (// quitte le cordon de son- nette et la cheminée.)

FLORESTAN /nirt).

J'ai entrevu bien des originaux ; mais pas de ce calibre-là ; non, pas de ce calibre-là !

Monsieur, ne plaisantons pas éternellement ; j'ai prononcé tout à l'heure, à propos du lover, mon ultimatum ; et si vous n'êtes pas content...

FLORESTAN.

Si Monsieur! si Monsieur! si Monsieur! Parbleu! je serais difficile.

athanas part).

Il grinçait des dents; à présent, il m'adresse des risettes; ce bipède a du bon.

FLORESTAN part).

Ce carnivore n'est pas aussi complètement dis- gracié de la nature qu'il me le paraissait tout d'abord. (Voyant l'autre piétiner outre mesure.) Il use mon aubusson!... il y a des gens comme ça,.qui

177

éprouvent du plaisir à saccager les tapis de leurs con- citoyens !... Tâchons d'opérer un dérivatif salutaire... {Haut.) Monsieur, une chaise vous tend les bras.

ATHANAS.

Merci! je me contenterai d'un fauteuil. (Il s'assied // l'a 'dit. i

FLORESTAN part).

Ah !... pourvu qu'il reste un peutranquille !... (Haut, retournant à ses 'papiers.) Permettez que j'achève...

c'est-à-dire que je continue, ..

athanas part, le voyant pape russe r).

Que de pages! mon Dieu! que de pages \(H&Ut.) C'est à un régiment que vous écrivez?

florestan part).

Encore dix minutes! (Haut.) Monsieur, de grâce ! un peu de silence, n'est-.ce pas?

J'ai mis trop de bois,... quelle chaleur!... Vous per- mettez? (A part.) Qui ne dit mot consent. (// ôte son habit dont les manches restent à l'envers.) Que diable un ancien parfumeur peut-il avoir à écrire avec tant

178 UN QUIPROQUO

d'ardeur ?. . . Cette calotte grecque doit protéger contre le rhume un singulier cerveau.

florestan (quittant, sa place, à part). Il a ôté son habit! pourquoi? ça m'intrigue !

athanas (le voyant arrivé prés de lui). C'est comme ça que vous écrivez?

FLORESTAN.

L'inspiration! Monsieur, l'inspiration se„ laisse parfois solliciter durant des heures entières! (Il arpente la chambre, en homme qui cherche et attend une idée.

athanas [le suivant curieusement du regard).

Qu'est-ce qui lui prend? je demande à être édifié... une conscience tranquille n'est pas agitée comme ça... remarquez avec moi ces soubresauts convulsifs! ces bonds !... bon ! le voilà maintenant qui s'arrache une mèche... ce n'est pas dans la nature... Que va- t-il faire encore ?... Il se mouche... ça, c'est dans la nature... A propos de la nature, qu'est-ce qui se tor- tille donc comme ça dans mon coffre?... eh ! par- bleu! le déjeuner que j'ai oublié de prendre... (Aper- cevant le plateau demeuré sur la plate-forme du bureau.) Que vois-je!... ô fortune! utilisons, avec l'empressement d'un naufragé de la Méduse, les modpstos roliffs (\\io voilà.

179

florestan (se retournant juste pour le voir se servir). Ne vous gênez pas.

Suis-je condamné, en restant chez vous, à mourir d'inanition?

FLORESTAN.

Non; mais...

AT H AN AS.

J'ai faim.

FLORESTAN.

Moi, de même.

athanas (toujours sans habit et prenant son chapeau pour sortir).

Venez déjeuner ; allons; je vous invite.

FLORESTAN.

Dehors? et la besogne qui me crie à tue-tête... l'entendez-vous?

ATHANAS.

Pas le moins du monde.

FLORESTAN .

<• Bûche ! bûche ! »

L80 UN QUIPROQUO

ATHANAS.

Vous-même !

FLORESTAN.

Pourquoi cette facétie injurieuse ?

athanas (déposant son chapeau). ■Te vous rends la monnaie de votre pièce.

PLORESTAN.

Je vous ai fait pièce, moi ?

ATHANAS.

Vous.

FLORESTAN.

Allons donc!

Déclarez au moins que si vous m'aviez injurié, même involontairement, vous vous empresseriez de m'adresser des excuses.

FLORESTAN.

Jamais de la vie.

AT II AN AS.

C'est bien. Voilà tout. Cela me suffit. Je n'en

181

demande pas davantage; et, pour que tout nuage entre nous se dissipe... {Iloffre un verre.

FLORESTAN.

Mon vin.' tonnerre !

athanas {montrant l'étiquette de la bouteille).

Saint-Émilion !... Vous pouvez bien écrire, mai? vous lisez fort mal.

FLORESTAN.

Farceur !... à votre santé.

ATHANAS.

A la vôtre... {L'empêchant de boire) Atteudez !

FI.URESTAN.

Quoi, encore ?

Laissez-moi fredonner le premier couplet d'une chanson à boire qui m'a toujours beaucoup plu.

FLOEESTAN.

Fredonnez. Je vous écoute avec résignation... (.1 part.) Voilà un gêneur!

Il

182 ON QUIPROQUO

Merci !

Air de La Contredanse de la Rosière, ou mieux du Tableau de Paris, à cinq heures du matin, de Désaugiers.

I

Lorsque l'on s'ennuie Et que dans la vie Sans philosophie. «)n craint tout du sort ; Doux jus de la treille, Liqueur sans pareille. Ton onde vermeille Calme ce transport.

(Refrain, a eux deux.)

Encore ! encore ! Vin que j 'adore, Qui me restaure :

Quand j'ai du gaignon. Ton onde pure, Au doux murmure, Me transfigure

En gai compagnon.

(Remarquant l'air satisfait avec lequel Florestau d chanté avec lui le refrain.)

Tiens, vous chantez aussi ; vous n'êtes donc plus en colère ?

In;;

FLORES! A: N ,

Parbleu! la chanson est de moi. ^ies entrailles paternelles ont frémi ; me permettez-vous de conti- nuer?

A.THANAS.

Si je repondais par un refus péremptoire ?

FLORESTAN .

Je continuerais tout de même.

u

pourquoi donc. Bans cesse, Triste et folle ivresse, l'iaeer la richesse Au-dessus de tout '.' La gaité sincère. La santé prospère, Valent mieux sur terre Que l'or du l'érou.

(Reprise, à deux, du refrain.)

Encore ! encore !

Vin que j'adore,

Qui me restaure ; (juand j'ai du guiguon,

Ton onde pure,

Au doux murmure,

Me transfigure En gai compagnon!

lNl IN QUIPROQUO

FLORBSTAN.

Ali! ces dix minutes m'ont fait oublier les précé- dentes.

ATHANAS.

Nous avons chanté.

FLORBSTAN.

J'en suis tort aise.

ATHANAS.

Dansons, maintenant.

FLORBSTAN.

Volontiers; une polka ?... {Il tend les bras commt

pour commencer.)

ATHANAS.

Va pour une polka...

florestan [jetant un cri et renonçant à la danse).

Ah!

ATHANAS.

Quoi donc ?...

KLOKESTAN.

L'inspiration me vient! délicieux breuvage! voilà

JS5

de tes coups ! (//■ s'estremis à écrire fiévreusement.)

Ça mardi? ! ea marche !

Qu'est-ce qui marche? (A part.) Cet homme est épi leptique. De telles contorsions ne sont pas dans la nature... Ce propriétaire extra-nerveux est un rébus mécanique et je prétends le déchiffrer... Si je pou- vais,... si j'osais !... (Un feuillet vivement repoussé par Florestan tombe devant lai.) 0 hasard ! (// le prend et le parcourt.) Ciel! que vois-je? (Lisant assez haut, mais à part.) « Pas de chance au bilboquet. La po- lice a ses jumelles braquées sur nous; mais patience! le premier petit bonhomme qui me tombe sous la coupe, son affaire est claire. J'en guigne un frais comme l'œil. On en mangerait et nous en mangerons. A bientôt. Ton fidèle : Ah-que-c'est-bon! » Horreur! j'avais bien entendu dire que, autrefois, un pâtissier de la rue des Marmousets ou des Enfants-Rouges,... mais dans un siècle de lumière l'on brûle tant de gaz, une action si ténébreuse... ah! je ne sais ce que j'éprouve,... la peur,... l'indignation,... je crois que j'ai envie de me trouver mal... ah! (Il s'incline, les bras pendants sur un coté de son siège, l

FLORESTAN.

Qu'est-ce qu'il lui prend ?... une syncope!... Mon- sieur !... eh! Monsieur!... voulez - vous bien aller vous pâmer ailleurs que chez moi, s'il vous plaît?

186 UN QUIPROQUO

ATHANAS.

Ne m'approchez pas! (Midi sonne.) Je suis perdu!

FLORESTAN.

Midi! sauvé! mon Dieu! je puis le flanquer à la porte... Monsieur, la patience m'échappe. Il faut en Unir.

ATHANAS.

Monsieur! je ne suis pas un enfant.

FLORESTAN.

Pourquoi cette réflexion? parce que je suis en co- lère? Avez-vous peur que je vous mange!

athanas (très-êpouvantè). Ali ! mon Dieu!... oui !... non!... c'est-à-dire...

FLORESTAN.

Le fait est que si je voulais... en quatre bouchées, cela serait bientôt fait... (Apercevant lu feuille gué l'autre <t lue ci qu'il n'a pas quittée.) Ah 1 mon feuillet!

athanas (avec un soubresaut de frayeur). Qu'est-ce qu'il a ?

SCÈNE II 187

FLORËSTAN.

Rendez-le-moi tout de suite.

ATHANAS.

La preuve écrite et manuscrite? jamais !

FLORËSTAN.

La preuve ! de quoi ?

athanas {relatant d'indignation). De tes formidables attentats!

FLORËSTAN.

11 me tutoie?

ATHANAS.

Abominable homme !

FLORËSTAN.

Et en langue romaine, encore !... pas demauvaises plaisanteries. Tutoyez-moi, ca m'est égal; mais ren- dez-moi...

ATHANAS.

N'approchez pas! [Se sentant towhê.) Ah !

florestan (insistant). Mon feuillet 99 !

188 r.\ quiproquo

ATHANAS,

FLORESTAN.

Eh ! pourquoi ne l'avouerai-je pas, s'il vous plaît? la plus belle page de mon roman.

athanas (stupéfait et enchanté), Il s'agit d'un ro...

FLORESTAN.

man!

ATHANAS.

Je suis chez un romancier !

FLORESTAN.

Oh ! oui ! scié ! vous pouvez le dire,

ATHANAS.

Ah! où, mais alors, vous n'êtes donc pas...

FLORESTAN.

Quoi?

ATHANAS.

Propriétaire.

SCÈNE n 189

florestan [se re&essant).

Monsieur! rie pareilles suppositions, quand vous- même...

ATHANAS.

Propriétaire? moi !

FLORESTAN.

Ne m'apportez-vous pas là, dans ce portefeuille..,

ATHANAS.

Sans doute.

FLORESTAN.

Ma quittance?

ATHANAS.

Mon loyer,

florestan {joyeusement surpris). Ah ! bah !

athanas (de même). Erreur mutuelle et réciproque.

FLORESTAN.

Vulgairement appelée un quiproquo.

100 UN QUIPROQUO

Ali ! cà, mais voyons, quiproquo ou non, tout s'ex- plique. Nous sommes bien ici rue de la Douane?

FLORESTAN.

Oui.

v 5

FLORESTAN.

?!

athanas {persistant).

5.

ki.orestan (de même). 7.

ATHANAS.

Voilà l'erreur !

1 FLORESTAN.

Et je la comprends, surtout si vous êtes monté sans parler au concierge.

ATHANAS.

Si fait ! mais quelques mots à dire à quelqu'un qui m'accompagnait jusque m'ont obligé de ressortir un instant, et c'est en rentrant, ou plutôt en croyant rentrer sous la même porte cochère...

191

FLORESTAN.

Les deux immeubles sont jumeaux et construits sur le même plan... voilà la clé (Athanas faisant un geste de refus) de ce mystère.

athanas (comprenant mieux).

Ah! (Allant reprendre son chapeau.) Monsieur, je regretterais cette matinée, si elle ne m'avait procuré la connaissance d'un homme charmant.

florestan (le reconduisant).

Croyez que de mon côté... pas par là... ce n'est pas l'antichambre... Eh! eh! votre habit que vous oubliez.

ATHANAS.

Ah ! (Il le remet : puis, s arrêtant devant une étagère.) Vous avez des pistolets magnifiques? (Il en prend un.)

FLORESTAN .

Fort anciens, mais fort curieux; ils sont à pierre.

ATHANAS,

C'est dommage.

FLORESTAN. #

Quoi, dommage ?

192 IN QUIPROQUO.

\T1UNAS.

Qu'ils ne vous appartiennent pas.

FLORE STAN.

Mais ils m'appartiennent, Monsieur.

Alors, pourquoi dire : ils sont à... ah! bon ! bon pierre ù fusil. Le vrai sens m'échappait. Je le tiens.

plorestan (roulant Jr lui reprendre). El je vous prie de lâcher...

ATHANAS.

La détente ?

FLORESTAN,

Le pistolet.

ATHANAS.

11 est chargé?

FLORESTAN'.

Mais certainement.

Que ne le disiez-vous?... Cela me rappelle une épouvantable histoire : deux collégiens avaient dé- couvert une vieille carabine.

SCÈNE II 193

FLORESTAN.

Ah ! ah ! (A part.) Si je pouvais le lui ùter ries mains.

ATHANAS.

Le plus petit collégien dit à l'autre.. .

florestan [toujours occupé à ravoir .ion pistolet). Au plus grand.

àthanàs (poursuivant son récit).

Je vais vous tuer.

FLORESTAN.

Ah ! dites donc !

ATHANAs (naïvement . Vous ne me croj'ez pas?

FLORESTAN.

Si, si, je vous srois... (A part.) Un peu toqué.

ATHANAS.

Le plus grand, moins capon que vous, répond ; je le veux bien : et pan! (lia fait le geste; le coup'part.)

194 UN QUIPROQUO

FLORESTAN.

Malheureux !

ATHANAS.

Vous ai-je tué ?

FLORESTAN.

Non.

ATHAKAS.

Alors, de quoi vous plaignez-vous ? FLORESTAN.

Oh va croire à un suicide.

ATHANAS.

Vous protesterez. On vous croira sur parole.

FLORESTAN.

Tenez! tenez! entendez-vous 'i quel tapage ! quel bouleversement général dans toute la maison'!' (liruii de voix mêlé au tintement de toutes les sonnettes.)

ENSEMBLE

Air 'Je : Maman, le* p'tils bateaux, \" motif redoublé.

Jamais, Au grand jamais, Je n'm'atteinlais

SCÈNE 11 195

A chos's pareilles, Ah I mes pauvres oreilles ! Ce tapag'-là Vous brisera ! Un tel chari- vari véri- tablement vous assomme.

Ah ! vous êtes ) ,

un homme ilélns ! je suis )

Qu'à l'avenir

On saura fuir!

Monsieur, je suis confus. Agréez mon excuse.

FLOBB8TAN.

Monsieur, je la refuse, Et ne vous connais plus,

ATHANAS.

Calmez votre fureur.

D'une affreuse conduite. Craignez, craignez la suite.

ATHANASE.

Monsieur, votr' serviteur!

Reprise : Athanas part ; mais aussitôt et d'un air tran- quille on le voit revenir.)

103 l'N QUIPB

FLOUESTAN (fii finir)

Comment ! encore Iqi ?

athanàs {très-calme),

Un mot !

[Au public, air du Rondeau.)

si la pièce a pu vous plaire. Montrez, tous, un air content, l'n aveu pénible à faire Serait de dire, en sortant :

•le suis distrait !

.le suis distrait !

Ainsi remplie,

Passe ma vie ! Ce n'est Pour personne un secret :

Je suis distrait !

[En même temps et avec un geste signifiant : j'ai com- pris ! Florestan a dit avec lui au refrain) :

Jl est distrait, etc /. i toile tombe).

H\

LE

SECRÉTAIRE DU COLONEL

COMÉPIE EN TROIS ACTES.

PERSONNAGES

LE COLONEL, DE GRANDPRÉ.

GASTON, son neveu.

PHILIPPE, secrétaire du colonel.

GASPARIN, paysan, voulant faire le beau monsieur.

JASMIN, domestique.

JÉRÔME, )

BERTRAND, j P^""'

NOTES

Le colonel, tourmenté par des accès de goutte, peut être, au premier acte, en robe de chambre, et la vivacité de son carac- tère, doit se retrouver dans ses mouvements comme dans l'ex- pression du visage. 11 peut avoir cinquante ans, et, par consé- quent, des cheveux gris, ou presque blancs, deviennent de rigueur ; n'oublions pas qu'il est décoré; cette remarque s'adresse au deuxième acte, il sera vêtu comme pour sortir, et au troisième, sa toilette, plus recherchée, a le droit d'adopter les attributs campagnards.

Gaston, jeune homme du monde, sera toujours élégant, et son dernier costume désignera un touriste.

Philippe, le héros de la pièce, doit briller plutôt par beaucoup de soin que par la moindre prétention extérieure. Le fond de sa nature étant doux, triste, capable d'enthousiasme et de bravoure, «le longs cheveux conviendraient assez comme encadrement d'un visage demi-pàle et la couleur noire de l'habit ou d'une redin- gote légère, boutonnée jusqu'à la cravate, achèverait l'emblème d'un artiste pauvre et modeste.

Qasparin, au contraire, affectera la recherche ridicule et son origine de paysan, ses goûts de luxe tapageur, permettront, au premier acte," un effet certain : pour la suite, un mauvais accou- trement, où perceront ses grossières allures naturelles.

.lasmin <loit être considéré physiquement comme le Joseph de Brouillés depuis vingt-quatre heures; mais, plus naïf, la livrée aura sur lui moins de prétentions coquettes.

Jértfme et Bertrand, vrais paysans ; observons toutefois moins de lourdeur dans le premier que dans le deuxième.

LE

SECRÉTAIRE DU COLONEL

COMEDIE EN TROIS ACTES.

ACTE PREMIER

Le théâtre représente une salle à manger. Porte au fond; portes latérales.

SCÈNE PREMIÈRE

le colonel (entrant de la gauche du public et déjà

fort irrite).

Gasparin ! Gasparin !... Comment ! monsieur mon secrétaire, je vous appelle depuis une heure et... per- sonne ?... Je ne m'étonne plus de son silence; mais je ne suis pas moins furieux... la besogne n'exige pour- tant pas de grands efforts ; que demandé-je avant tout? l'exactitude, l'exactitude sans laquelle tout

200 LE SECRÉTAIRE W C0I.0NEÏ

vous embarrasse, tout vous échappe ! (5c retournant après fore,' allées et venues et voyant relui qu'il atten- dait apparaître en ce moment sur le seuil.) Ah ! ça, Monsieur, ce sera donc tous les jours à recommencer?

SCÈNE II

GASPARIN, le COLONEL,

GABPAR1N.

Colonel...

LE COLONEL.

Oui, voyons ; qu'avez-vous à m'offrir pour excuse ?

G \sl\\lMN.

Colonel...

LE COLONEL.

Voilà tout ? ce n'est pas fait pour diminuer beau- coup votre faute ; sans compter une toilette qui par ses prétentions est plutôt de nature à vous accabler qu'à plaider en votre faveur.

Colonel..

ACTE I. SCÈNE II 201

LE COLONEL.

Assez. ! ne vous mettez pas davantage en Irais d'i- magination. La vérité se révèle d'une incontestable manière. Quelque occasion de se divertir s'est ollérte et M. Christophe Gasparin voulut en profiter. Voyez- vous le beau mirlillor ! ne dirait-on pas une gravure de modes en chair et en os? Comme on reconnaît bien vite le paresseux, en bas comme au milieu, comme en haut de l'échelle sociale!... Assez, vous dis-je !... Monsieur doit le jour à d'honnêtes cultivateurs, qui, certes, ont bien gagné l'aisance relative dont ils jouis- sent; malheureusement, l'orgueil joint à une erreur trop répandue, à savoir que les travaux agricoles sont indignes de quiconque peut s'en dispenser, a fait d'un enfant gâté une espèce de monsieur fort mal appris et dont une jolie écriture établissait tout le mérite... Oh! je sais bien que le hasard donnait une apparence de logique aux prétentions que l'on vous reproche, en vous procurant auprès de moi des occu- pations sur l'importance desquelles il est facile à des paysans de s'illusionner.

Comment, Monsieur ; est-ce que je ne remplirai pas convenablement ma tâche?

LE COLON LL.

Oui, à peu près,... quand la susdite paresse ou tout

202 i l. SECRÉTAIRE DU UOLONEL

autre motif ne vous retient pas hors de mon cabinet. Cinquante francs gagnés sans fatigue, dépensés à la diable, autorisent les mêmes prétentions, lesquelles ne passent point inaperçues, en raison du proverbe : un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire !

Oh ! que nenni, Monsieur ; les gens qui me voient d'un bon œil et avec qui je suis, c'est vrai, un peu fier d'échanger des politesses, ne sont point si bêtes que vous le croyez ; je pourrais vous nommer...

LE COLONEL.

Oh! je sais qui vous voulez dire. N'ayant pas de raisons assez graves pour se tenir absolument à l'é- cart, on vous supporte, on écoute même parfois assez complaisamment de singuliers discours;... ah! eà, mais vous ne comprenez donc pas, mon pauvre gar- çon, que tout cela n'est guère flatteur? Vous accep- tez, Dieu me pardonne, comme autant d'hommages rendus à votre mérite personnel et à une façon de vous vêtir que je déclare parfaitement ridicule, des sourires purement ironiques et voisins d'une franche hilarité moqueuse 'i

gasparin [dont physionomie ci les jeux de scène oui sans cesse motivé les paroles précédentes, à part).

Hum ! sur quelle herbe a-t-il donc marché, ce ma-

ACTE I, SCÈNE II ^O'i

tin? (Haut.) Possible que je sois assez bote pour ne pas remarquer les mauvaises intentions de ceux que je fréquente ; mais il me reste encore assez de jugeotte pour m'apercevoir que je n'ai pas aujourd'hui le bon- heur de plaire à monsieur le colonel.

LE COLONEL.

On est toujours certain de me plaire,, quand on fait son devoir et l'on m'a vu prodigue d'éloges pour votre conduite, autant de fois qu'elle en parut digne;... il est vrai que cela n'arrive pas souvent?

GASPARIN.

Colonel, je vous assure que mon plus cher désir est que vous soyez content de moi.

le colonel (aveè Un rire forer).

Vraiment ! alors, il faut avouer que vous avez une drôle de manière de mettre en pratique vos résolu- tions ! Ainsi je vous attendais ce matin plus tôt que d'habitude; vous étiez prévenu que des motifs excep- tionnels exigeaient cette besogne supplémentaire. Je compte sur une promesse positive à laquelle vous n'hésitez pas à joindre un serment; et voyez, Mon- sieur, voyez la pendule ; vous arrivez plus tard que jamais 1

204 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

GASPARIN.

J'étais sorti de chez moi bien décidé à me rendre ici directement, mais...

LE COLONEL.

Assez! assez ! pas de mauvaises raisons! surtout point de mensonge !... le mal est en partie réparé ; mais à quel prix !... il a fallu entreprendre moi-même, au lieu de vous la dicter, une correspondance fort compliquée et cela malgré des douleurs rhumatismales qui ne me laissent ni trêve ni merci. Le reste [indi- quant des papiers disposes sur un bureau) est moins pressé, quoique d'une égale importance ; dois-je me considérer comme obligé de le mener moi-même à bonne fin ?

GASPARIN,

Non, non, colonel ! oh! non ! je le ferai.

le colonel [dont l'indignation augmente).

« Je le ferai ! » pourquoi pas : je vaisle faire tout de suite ? Ce ne serait pourtant qu'une atténuation fort légère aux dispositions licencieuses que je vous re- proche ?

GASPARIN.

C'est que... je n'ai pas déjeuné.

ACTE I, SCENE H 20-"

LE COLONEL.

l'as déjeuné ! voyez-vous l'homme dévoué qui daigne retarder un devoir de cette importance ; et pour- quoi ? pour venir m'informer justement de la nécessité de faire passer avant tout autre ce même devoir, assurément le plus doux à remplir? pas déjeuné 1 D'un ton radouci, presque comique.) Tiens ! mais, au l'ait ! moi non plus, et j'avoue avoir un appétit fort exigeant ; mais j'y songe ! monsieur Gasparin qui connaît mon goût pour la compagnie à table espère sans doute une invitation comme il m'arriva une fois ou deux de lui en adresser t

'-■ASPAHiN (avec un embarras dt commande et les yeux baissés, eu tournant su coiffure dans ses doiejls).

Oh ! colonel ! ce serait trop d'honneur.

LE COLONEL.

Aussi attendrai- je une meilleure occasion... Allez donc et ne tardez pas à revenir. Je mets au premier rang l'exactitude, et, franchement, sur ce point en particulier, vous ne me contentez guère î

gasparin (prêt à partir). Colonel, je ne perds pas une minute.

LE COLONEL.

Voilà onze heures ! que midi vous trouve de retour.

12

206 LE SECKÉTAIKE DU COLONEL

OASPARiN (du même ton traînard qui dénonce conti- nuellement son caractère).

Oui, colonel. (.1 part.) J'espérais un bon déjeuner qui m'échappe, allons nous régaler ailleurs !

SCÈNE III

LE COLONEL seul (imitant l'air et la voix de Cas- parin).

« Oui, colonel! » On me reproche une certaine vivacité. Le moyen de rester calme devant une pa- reille indolence?... « Oui, colonel! » Mais si, au régi- ment, un de mes hommes se fût montré aussi indolent que ce gareon-là, j'aurais doublé, triplé, quadruplé pour lui les corvées, afin de promptement le guérir du péché de paresse... « Oui colonel! » Voilà deux mots qu'avec un estomac d'autruche même je ne par- viendrais pas à digérer ! (Voyant entrer Canton quiva déposer son chapeau sa)- un meuble avant île descendre vers lui, ce qui facilite les paroles suivantes.) Ah ! mon neveu Gaston !... celui-là, du moins, est exact.

SCENE IV

GASTON, LE COLONEL, puis JASMIN,

GASTON.

Bonjour, mon oncle.

ACTE I, SCÈNE IV 207

LE COLONEL,

Asseyons-nous. (7/ se met à table à droite ; Gaston reste à gauche en face de lui.) Tu agis toujours bien, en ne te faisant pas attendre ; aujourd'hui surtout, j'ai des agacements, des impatiences!...

GASTON.

Toujours ces maudits rhumatismes ?

LE COLONEL.

Cela et autre chose ; mais inutile d'en parler.. . mangeons ; cela me détendra les nerfs. (Au domes- tique entrant avec le déjeuner.) Allons ! Jasmin, allons ! servez vite ! une minute de plus et vous étiez en retard !

Voilà, Monsieur.

GASTON

Pourquoi riez-vous

LE COLONEL.

EL bien, jeune espoir du département de la Cha- rente! es-tu devenu muet?

jasmin (riant de plus belle .

Oh! oh !oh!

-08 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Dame ! cela peut arriver, à force de donner, par exemple, sa langue au chien.

le colonel (sans cesser de boire, et de manger).

Ris, parbleu ! ce n'est pas moi qui t'en ferai un crime; seulement, apprends-moi la cause de cette gaîté folle?

jasmin (sans interrompre son service de la table au buffet). Comment ne pas rire, en voyant Monsieur s'obsti- ner à m'appliquer un nom de fleur qui ne m'a jamais appartenu?

GASTON.

11 t'appartient, puisqu'on te Ta donne'.

JASMIN.

Bon! monsieur Gaston veut plaisanter aussi; ma foi ! je n'y vois pas d'empêchement ; c'est égal tout de même, c'est drôle.

LE COLONEL.

Mon cher garron, quand on s'appelle Nicodcme, on ne peut que savoir gré aux gens qui veulent bien s'oc- cuper de vous chercher un plus joli nom.

ACTE 1. SCÈKE IV £Ofl

Le fait est que celui de Jasmin produit un effet toujours nouveau.

GASTON.

Sans compter que, dans le courant du service, il paraît infiniment plus gracieux, plus coquet.

jasmin (riant toujours

Plus gracieux! plus coquet! voilà, des mots qui me sonnent aux oreilles pour la première fois

LE COLONEL.

Jasmin?

JASMIN.

Monsieur, que voulez-vous '{

LE COLONEL.

Je t'ai déjà recommandé, quand on te parle.de ré- pondre à la troisième personne.

Oîis qu'elle est, la troisième personne? Je n'aper- çois que vous deux. ( Voyant rire, (''est donc comique, ce que j';ii dit?

210 LE SECRÉTAIRE IHT COLONEL

GASTON.

Quand celui-là sera de l'Académie !

JASMIN.

De l'Académie ?

LE COLONEL.

Allons! assez causé pour aujourd'hui; reprends ton service. Va et viens et laisse nous tranquilles. (A da- ter de cet instant, le rôle de Jasmin, dans cette scène, se bm-nr aux ffiOUVêttlètilS Variés de quelques sorties, auxquels son devoir V 'assujettit. |

Ce petit villageois prend assez bien son parti de la nouvelle position qu'il vous doit, mon oncle.

LE COLONEL.

Et cela n'est pas inutile aux parents qu'un incendie a ruinés, l'année dernière, et qui, peu à peu, finiront, j'espère, par se relever de ce malheur. Ah! cela me rappelle une catastrophe autrement terrible et dont le souvenir ne s'effacera jamais complètement de ma mémoire.

Catastrophe dont fut victime un de vos anciens compagnons de collège ?

ACTE I, SCÈNE IV 211

LE COLONEL.

Oui. Jacques Laurent, qui ne semblait être venu au monde que pour goûter le plus grand bonheur pos- sible. Des revers de fortune, dont la cause n'était point de son fait, le contraignirent à laisser de côté le culte des arts qu'il adorait. Il s'estima fort heureux de pou- voir à bref délai remplacer un simple employé dans la maison de commerce que son père, en mourant, lui laissa bientôt,etdont il put ainsi diminuer le personnel encore trop coûteux; car, la fatalité s'en mêlant, tout allait de mal en pis.

GASTON.

Malgré tous ses efforts pour conjurer un désastre ?

LE COLONEL .

11 faut tout dire : Jacques n'était pas seulement un négociant malhabile et sans grande expérience, il était un joueur.

GASTON.

Ali! diable! un défaut...

LE COLONEL |.v' (111 illl Util).

Dis un vice !

GASTON.

Que vous n'aime/ guère.

l.i: SECRETAIRE 1>

LE COLONEL

Que j'exècre! Le malheureux Jacques avaitcru bien faire en risquant au jeu toutes les épaves du naufrage.

Il perdit '.

LE COLONEL

Jusqu'au dernier sou, parbleu! et le désespoir, plus fort que la raison, défiant par conséquent tous les principes de religion, de moralité qui devaient le sou- tenir, le conduisit rapidement à la tombe,

o ASTON.

Oui, oui, je m'en souviens et je vous vois encore pleurer à la lecture du billet de faire part qui vous conviait à la triste cérémonie.

LE COLONEL.

Eh bien, mon cher Gaston, cela doit te prouver que je n'exagère point, lorsque je te représente le jeu comme une passion détestable, avec laquelle il faut s'attendre aux plus cruelles conséquences.

GASTON .

Oh! mon oncle! ne me confondez pas, je vous prie,

ACTE [, SCÊKE IV 213

avec les gens assez oublieux de toute prudence pour s'exposer à d'irréparables malheurs.

LE COLONEL

Eh ! sait-on d'avance comment on peut finir? Mon pauvre ami ne se croyait guère imprudent, lui non plus; il ne jouait que ce qui était bien à lui.

GASTON.

De quel ton vous affirmez cela, mon oncle, et comme vous voilà devenu sérieux tout à coup? Dois-je voir une intention personnelle dans vos regards, aussi bien que dans vos paroles '

le colonel Jasmin, qui semblait écouter et gui t'en m pour ne plus reparaître dans cette scène).

Tu as fini ta besogne ? va-t'en! (.4 Gaston.)Ne t'ai-je pas surpris, mon cher Gaston, risquant, un soir, sur le tapis, des sommes qui ne t'appartenaient pas?

Oh ! oh ! des sommes ! des misères ! deux ou trois louis que j'étais sûr de trouver séance tenante: vous étiez présent et je n'avais qu'à vous les demander; donc, n'était-ce pas absolument comme si je les avais eus dans ma poche?

214 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

LE COLONEL.

Absolument est un peu risqué; cependant, j'admets ton excuse.

GASTON.

Alors, de quoi m'accusez-vous?

le colonel (lui touchant la main, comme pour atté- nuer la rigueur de son langage).

Mon Dieu! tout est relatif; Jacques Laurent, Lui aussi, croyait n'avoir qu'à s'adresser à son banquier. . .

Mais, en vérité, mon oncle, avez-vous bien réiléchi à la sévérité de votre langage? Il y a longtemps que vous ne m'aviez traité aussi durement qu'aujourd'hui?

le colonel.

J'avoue un peu d'injustice qu'il convient d'attribuer

;i de pénibles souvenirs. Après la solennelle promesse que tu m'as faite, et de l'exécution de laquelle rien jusqu'à présent ne m'autorise à douter, j'aurais mau- vaise grAce k revenir plus longuement sur une chose de cette importance.

GASTON .

N'en parlons donc plus; ou du moins, que cela soit

ACTE I, SCÉ8E IV 215

tout à fait sans allusion blessante pour chaque inter- locuteur.

LE COLONEL {(IL'CC SUrpnsc).

Tu tiens à continuer?

GASTON.

Non; mais à ne pas abandonner encore une conver- sation ayant pour objet les infortunes de votre ami.

LE COLONEL.

Voilà qui m'étonne: que peut-il nous rester à dire?

GASTON.

Plus que vous ne pensez... ou du moins que vous n'a- vez l'air de penser.

le colonel (il part).

Le coquin n'est pas bétel [Haut.) Explique-toi, je t'en prie.

En rappelant la ruine de M. Laurent, vous aviez une autre intention que celle de renouveler une se^ moncj à l'eau de rose.

216 l.l SECRÉTAIRE DU COLONEL

LB COLONEL.

I De autre! et laquelle!*

GASTON.

Faut-il absolument vous le dire:1

LE COLONEL.

Oui. (Souriant malgré lui.) Quand ce ne serait que pour me donner le plaisir de voir quelqu'un lire dans mon cœur.

l)ans votre cœur (... Ah! décidément, je ne me suis pas trompé !

LE COLONEL.

J'attends une preuve.

GASTON.

En vous apitoyant sur la destinée affreuse de M. Jacques Laurent, vous vouliez attirer mon en- tière confiance à propos de son fils ; lequel, par un concours assez extraordinaire de circonstances, puis- que cela ne se passait pas dans le même département, devait être mon ami intime au collège, comme vous aviez été celui de son père.

ACTE I, SCÈNE IV 217

LE COLONEL.

Je n1ai pas de raison pour cacher davantage la vé- rité ; tu es décidément un profond observateur.

gaston (riant).

Pour les choses qui se révèlent toutes seules !... Eh bien, mon cher oncle, permettez-moi de résumer ce qui recommande Philippe Laurent à votre bienveil- lance.

LE COLONEL.

J'écoute.

Pauvre et obligé de pourvoir à l'existence d'une mère souvent malade, c'est-à-dire hors d'état de faire grand'chose par elle-même, Philippe hésite encore de- vant la cruelle question suivante : renoncerai-je à la musique, ou dois-je m'exposer aux chances d'une profes- sion libérale trop connue, hélas ! particulièrement en province, pour ne pas toujours bien nourrir son homme ?... Dans le premier cas, il est positif que mon ami Philippe ne sera pas heureux.

LE COLONEL.

Et dans l'autre ?

218 LE SECRÉTAIRE L'L GOLONEL

Il doit redouter, j'en conviens, plus d'un déboire, non-seulement en ce qui regarde les difficultés mêmes d'un art adoré, mais en ce qui se rapporte à la ques- tion... dame ! il faut bien nommer les choses par leur nom... du pain quotidien.

LE COLONEL {.SC r/vv/.sï/y// hl U'te).

Diable! diable!... (Après réflexions). A-t-il réelle- ment de belles dispositions musicales, ton ami, ou bien n'est-ce qu'une fantaisie, une manière de fruit défendu, n'ayant de valeur à ses propres }-eux que la difficulté ou l'impossibilité de la satisfaire? Ah! c'est que j'en ai connu plus d'un comme cela !

GASTON.

Mon oncle... en conscience et autant qu'il est permis d'en juger, Philippe Laurent a reçu de la nature tout ce qu'il faut pour constituer un bon musicien ; je vous assure que tout ce que l'on pourra faire en sa faveur ne sera jamais la cause d'un regret.

LE COLONEL.

Alors, je ne vois, en ce qui dépend de moi, qu'un moyen qui réponde à la fois aux exigences d'une vo- cation sérieuse et à celles, tout aussi graves, du pot- au-feu.

ACTE I, SCÈNE IV 219

GASTON .

Quel est ce moyen?

LE COLONEL.

Parbleu, une sinécure !... ce point d'appui étrange, sans doute, mais grâce auquel tant d'Archimèdes ont plus ou moins heureusement essayé de soulever un monde.

GASTON.

Fort bien ; mais cette sinécure, la trouver?

LE COLONEL.

Ici morne. Gasparin, un secrétaire pour rire, abuse' du temps et de l'argent que je lui donne pour mener une conduite souverainement déplaisante.

GASTON.

Vous songeriez à le remplacer par Philippe?

LE COLONEL.

C'est un fait accompli dans ma pensée.

GASTON.

Et vous ne craignez point de commettre une injus- tice?

220 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

I.E COLONEL.

En congédiant un mauvais drôle ? Eh ! lui-même se charge de m'enlever toute espèce de scrupule, à r instant même tu plaides généreusement sa cause aux dépens du brave garçon qui nous intéresse. Gasparin devait être de retour à midi précis ; eh bien, regarde! (Il quille la Utile en jetant sa serviette.)

gaston {de même). Une heure moins dix minutes.

Après le dernier et tout récent entretien que j'eus avec lui, précisément à propos de sa négli- gence, ne voilà-t-il pas, vraiment, de quoi lasser la patience la plus énergique ?... Mais assez là-dessus et voici ma proposition, relative à ton ami, fils du mien : deux heures do présence quotidienne; en échange, cent francs par mois et le déjeuner tous les matins, déjeuner pris, cela va sans dire, pendant les deux heures obligatoires.

Ah ! mon oncle ! mon bon oncle ! que de remerci- ments ! que d'actions de grâce !

ACTE I. SC UNE IV 221

le colonel (cherchant à se dégager des protestations affectueuses de son neveu).

Bien! bien! cours annoncer nouvelle à qui de droit ; invite-le à venir me voir de suite; je vais, de mon côté, en finir avec le susdit Gasparin.

gaston (allant reprendre son chapeau).

Je cours ! je vole ! nous serons ici dans une heure ! Ah ! je vois déjà Philippe le garçon le plus heureux du monde !

LE COLONEL.

Ah !

Gaston (s'arrtèant).

Quoi donc?

LE COLONEL.

N'oublie pas, avant de l'amener, d'expliquer le revers de la médaille.

GASTON.

Un revers? quel est-il?

LE COLONEL.

Eli ! parbleu! mon satané caractère.

222 LE SECRÉTAIRE DU iIOLONEL

gaston (avec enthousiasme),

Je commencerai par prouver que vous ôtes le meil- leur des hommes î .

ce colonel [le poursuivant jusqu'au seuil). Garde-toi d'un si gros mensonge !

SCÈNE V

LE COLONEL, seul ; puis GASPARIN.

LE COLONEL.

Une heure cinq ! Voyez un peu si le garnement arrivera! (Descendant la scène.) Non! non! pas de miséricorde pour les incorrigibles de cette espèce et je suis enchanté de l'occasion de m'en débarrasser plus vite que je n'aurais eu peut-être sans cela le cou- rage de le faire... Occupons-nous immédiatement de régler son compte. (Il s'installe devant un pett'l bureau et tourne ainsi le dos à laporté).

gasparin {dans un Hat d'ébriété manifeste).

J'ai bu un peu plus que je ne voulais, et je crois que midi est déjà loin... Bah! le colonel est bon enfant... [L'apercevant.) Lui ! en train d'achever la besogne... Sapristi!... est-ce moi ou la muraille qui .. Je pen-

ACTE I, SCÈNE V ~'23

che .. à croire que c'est la muraille. (Après quelques vacillations, il parait sur de lui et s'approche du colo- nel.)

LE COLONEL.

Ali! ça! ne verrais-je plus aujourd'hui cet affreux garnement?

GASPARIN.

Si vraiment, colonel.

le colonel (se retournant et se levant). Enfin ! vous voilà! c'est en vérité, fort heureux.

Colonel...

LE COLONEL.

Oui, oui, je connais votre éloquence... tenez, vous me faites horreur !

GASPARIN.

Horreur! et cependant, vous désiriez ma pré- sence?

LE COLONEL.

Pour vous signifier une résolution sur laquelle,

224 l E SECRÉTAIRE HU COLONEL

cette fois, rien ne me fera revenir : j'ai assez des mauvais services d'un paresseux !,..

Colonel...

LE COLONEL,

D'un menteur !

GASPARIN.

Colonel.

LE COLONEL.

D'un ivrogne !

GASPARIN.

Colonel, permettez !

LE. COLONEL.

Je ne permets rien, je défends tout. Un mois vous seraitdù dans huit jours. En voici deux., en voici trois; et, maintenant, partez ! partez vite !

GASPARIN.

Mais colonel...

LE COLONEL.

Pas d'observations, affreux coquin ! drôle ! je te

ACTE I. SCÈNE VI

brise ma canne sur les reins! Va-t'en ! va-t'en ! je te chasse! entends-tu? je te chasse ! (77 sort à gatiché'.

SCENE VI

GASPARLX, eeul.

Il n'y a plus à en douter, on m'a donné mon compte... Que dis-je ! beaucoup mieux que mon compte... Eh! eh! c'est gentil la vue et la musique des belles pièces que l'on fait sauter ainsi dans le creux de ses deux mains ! [Rendu malgré lui à de sé- rieuses réflexions.) Oui, mais, l'emploi perdu, les revenus s'envolent. C'était peu de chose à faire, sans compter une renommée de richesse et d'élégance qui déjà s'étendait à plusieurs lieues à la ronde... \vec un geste d'insouciance, au sortir tir ces idées fâcheuses.) Ah ! hast ! pourquoi désespérer si vite ? Le colonel est bourru, mais indulgent ; et puis, il tremble en écri- vant, et les yeux lui piquent après une lecture d'un quart d'heure. {Très -consolé.) Bon ! bon ! il aura besoin de moi. Il m'enverra chercher, en ayant l'air d'ou- blier la scène d'aujourd'hui. Tout peut encore s'ar- ranger ; allons respirer le grand air et boire au prompt retour de la bonne humeur du brave colonel ! {Il se D'ouve, en remontant, à rhême de voir par la fenêtre ce qui se passe au dehors]; il s'arrête pour dire) : Oh! oh! qu'aperçois-je ! un jeune monsieur accompa- gne le neveu du colonel ; mais je connais ce cadet-là ;

82fi LE SF.r.RÉTAIRE PU COLONEL

je l'ai déjà rencontré causant ou se promenant avec M. Gaston. Ils entrent ensemble au lieu de se séparer à la porte... Oh! oh ! c'est drôle! qu'est-ce que j'é- prouve? On dirait un pressentiment de malheur... Oui, oui... quelque chose m'avertit que cela ne va pas lourner pour moi comme je l'espérais. Ma place m'é- cliapperait-elle sérieusement et sans retour? heu! heu! voilà qui ne ferait pas mon affaire. Comment vé- rifier la chose ?.. eh ! pardine ! en restant aux aguets, là, derrière cette petite porte. Elle conduit au dehors par le jardin ; cela ne pouvait mieux se rencontrer. {I-'ii se dirigeant vers cetu issue et d'un air qui fuit présager tic vilaines pensées.) Décidément, je tenais plus à cette place que je ne croyais, et la voir don- ner à un autre est tout à fait un chagrin pour moi ! ' // sort, rt, une fois dehors i il ramène sur lui la porte, de manière n montrer que si le public cesse parfois de le voir il sera toujours à son 'poste.)

SCÈNE VIT

PHILIPPE, GASTON, LE COLONEL: puis GASPARIN.

GASTON (mirant le premier).

Allons donc, monsieur le timide, entrez donc ! M. de Grandpré, mon oncle, est souvent un peu vif, mais je le répète.^'est bien le meilleur des hommes!

ACTE L SCBNE VII

Oh ! ce n'est pas de la crainte que j'éprouve, mon cher Gaston; mais, je l'avoue, une certaine émotion au moment de me trouver en présence d'une personne envers laquelle je vais contracter de pareilles obliga- tions.

Obligations? malheureux ! N'allez pas vous aviser de prononcer ce mot-là; tout serait perdu. Mon oncle est un original ; croirez-vous qu'il a en horreur les remerciements ?

lh colonel (mirant de gauche). Ali ! voilà M. Philippe Laurent...

philippk (saluant). Monsieur...

LE COLONEL.

Assez de cérémonie et regardez-moi, là, bien en face, les yeux dans les yeux; parbleu ! mon jeune ami, vous ressemblez extraordinairement à votre père. Vous voir, c'est le voir lui-môme à votre âge... (A part.) Pourvu que n'aille pas plus loin la ressem- blance ! (Haut.) Ah! ea! nous avong, parait-il. des dispositions artistiques très-développées ?

228 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Mon Dieu, Monsieur, je n'ai pas plus d'amour- propre ou d'orgueil qu'il n'en faut; encore moins de prétentions exagérées, je vous assure; seulement, un goût très-vif se déclara de bonne heure chez moi pour la musique, et ce goût excluant tous les autres, il m'a semblé naturel de songer à le satisfaire.

le colonel [allumant un cigare). Allez ! allez ! je vous écoute.

Le silence et l'attention de M. de Grandpré ne sont pas ceux d'un homme décidé à contrecarrer vos idées ; il écoute sérieusement une profession de foi sérieuse, voilà tout.

Malheureusement, la vie a des exigences tyran- niques. Il faut, quand on n'est pas riche, songer aux ressources les plus honnêtes, cela va sans dire, mais les plus rapides. Je n'aurais pas hésité à me contenter de peu, s'il ne se fût agi que de moi, Monsieur; mais ma mère n'est plus jeune. Elle a beaucoup souilert.

LE COLONEL.

En effet, pauvre femme !

ACTE ], SCÈNE VII 229

gastox Philippe toujours un peu timide). Allez donc ! allez donc ! vous Voyez bien qu'il est tout oreilles.

Il ne serait pas juste que mon avenir se préparât aux dépens du petit nombre d'années qui lui restent peut-être à vivre. On avait donc résolu que j'entre- rais à la fin de cette semaine dans une administration publique.

LE COLONEL.

Et c'était un sacrifice ?

PHILIPPE.

Oh ! oui, Monsieur! car l'on ne fait bien, je crois, tout à fait bien que les choses qui nous plaisent; or, je l'ai déjà dit, la musique...

le colonel [avec une ironie involontaire, mais sans fiel).

Vous tient au cœur;... et vous espérez devenir un grand artiste ?

Non ; mais briller au moins par toutes les qualités qui prennent leur source dans une tendresse immense pour l'art que l'on exerce.

230 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

LU COLONEL.

Eh! voilà qui ne serait déjà pas trop mal... Allon«, je vois en vous un homme convaincu. Avec cela, il est rare de manquer son but et je m'applaudirai d'a- voir été pour quelque chose dans la réalisation d'une ambition si raisonnable (Philippe fait un mouvement qui traduit l'intention d'exprimer au colonel toute su reconnaissance; Gaston Vavertitpar un signe (un doigt levé, par exemple) qu'il vaut mieux garder le silence ; le jolonel n'a cessé de parler.) Eh bien, voilà qui est entendu. Vous devenez mon secrétaire aux condi- tions suivantes : une heure de présence avant le dé- jeuner que nous partageons et deux cents francs par mois.

G \sparin part). Deux cents freines !

PHiLipr*E [au colonel en désignant Gaston).

Pirrlon, mais. .

le colonel (légèrement hautain). Vous jugez que c<:- n'est pas assez, peut-être ?

GASPARIN.

Ah ! peste ! il serait difficile .

ACTE I, SCÈNE VII ^31

Au contraire, j'avais entendu parler de la moitié seulement de cette somme.

I.E COLONEL.

Vous avez ou l'on avait mal compris, et je ne vous engage pas à me contredire; à propos, aurait- on de même atténué ce qu'il convient absolument que vous sachiez de mon caractère ?

Oh! quant à cela, mon oncle, il faudrait être aveugle et sourd...

LE COLONEL.

Je crois, néanmoins, utile do répéter moi même : je suis la vivacité en personne. J'adore l'exactitude. Je hais les hypocrites et les flatteurs. Les remercî- ments m'horripilent.

Que disais- j.' ?

LE COLONEL

A cela près, pourvu que l'on ne soit ni menteur, ni boudeur (accentuant) ni joueur! on est sûr de ren- contrer en moi dm homme facile à contenter ; eh bien , est-ce entendu ?

232 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Philippe [souriant). Oui, monsieur; et je vois d'ici la surprise, la joie de ma pauvre mère.

LE COLONEL.

Assez! ne cherchez jamais à m' attendrir. Ça pi- quotte les yeux et ça m'agace! Vous voilà de la mai- son. Ne manquez pas de vous trouver ici tous les jours à dix heures. Sur ce, vous êtes libre; au revoir! (// rentre à gauche.)

SCENE VIII

LES MÊMES, moins LE COLONEL

GASTON.

Eh bien?

Ah ! mon cher Gaston ! si vous n'aviez été pour arrêter un premier mouvement, ce n'est pas aux pieds mais au cou du vieil et sincère ami de mon père que j'aurais eu envie de me jeter.

Vous comprenez, maintenant, quelle maladresse vous auriez commise?

ACTE I, SCÈNE VIII 233

Au moins ne vous étonnerez-vous pas que je vous jure, à vous, la cause première du bonheur qui m'ar- rive, une affection, un dévouement éternels!

Ma foi! tout admirateur que je sois du caractère de M. de Grandpré, j'avoue une satisfaction très-vive en me voyant l'objet de protestations amicales de cette nature; cependant, il ne faudrait rien exagérer sous peine de vous acquitter deux fois; eli oui ! car, certainement, le plaisir d'obliger un brave garçon comme vous l'êtes contient en soi l'équivalent au moins de celui que vous semblez éprouver: mais allez-vous donc si vite?

Philippe (avec élan H prêt à sortir).

Raconter tout à ma mère qui ne soupçonne rien encore, et attirer de sa part, comme de la mienne, mille bénédictions sur M. de Grandpré !

GASTON.

Allez donc ! et au revoir !

(Ils sortent ensemble; on les voit, après une affectueuse étreinte, se séparer sur le palier.)

GASPARIN.

(/7 entrr avec précaution et ne quitte pas les allures

334 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

d'un individu que le moindre bruit engagerait à fuir.) Ah ! ça, tout le monde paraît enchanté. On s'embrasse comme du bon pain; et moi? c'était un complot. On n'attendait qu'une occasion pour me [signe de mettre quelqu'un dehors) sans avoir l'air de commettre une injustice; mais je la trouve criante, moi, l'injustice. [Avec une animositè croissante.) Ah! monsieur le croque-notes, vous vous permettez de me couper l'herbe sous le pied!... sans lui, on me grondait, on me bousculait, c'est sur; mais on me gardait, on augmentait, on doublait mes appointements;... eh bien! qu'à mon tour, je puisse lui servir un plat de mon métier à ce Philippe de malheur et foi de Christophe Gasparinje n'y manquerai pas. (Il entend Oenir. et s'esquive : Jasmin parait.)

jasmin (venu pour oter le couvert).

Tiens! le colonel n'a pas mangé de fruits ce matin; et il est convenu que ce qui reste est pour moi qui adore... ô espoir! (Approchant de la table encore dres- sée et soulevant un fruit.) Non; c'est une pomme!

M Dr PREMIER ACTB.

ACTE II

(.)feme décor ijuaii premier acte.)

SCÈNE PREMIÈRE JASMIN, LE COLONEL

le coloxel (occupé devant son bureau).

Décidément, tout n'est pas rose, avec un neveu comme le mien... (Lisant des notes.) Mémoires du tail- leur, cinq cents francs... chapelier, quarante-huit... cordonnier, soixante. . . chemisier, gantier, parfumeur. . . voilà des paperasses; tout est acquitté, c'est vrai; maisque d'argent! et dire que tous les troismois, c'est à peu près la même chose ! ah ! le proverbe avec moi n'a pas tort :

Un oncle est un caissier donné par la nature !

jasmin la cantonnade).

Oui! oui! tout de suite! (Au colonel en nan/.)Mon-

sieur le colonel?

'230 LK SECRÉTAIRE DU COLONEL.

LE COLONEL.

Bon! M. Jasmin qui se tient encore les côtes! et pourquoi cela, s'il vous plaît?

JASMIN.

On rirait à moins! figurez-vous...

LE COLONEL.

Et la troisième personne? qu'en faisons-nous, s'il vous plaît?

Quelle troisième?., ah ! celle à qui vous m'avez re- commandé de parler toujours? Que voulez-vous; j'ai beau chercher, je ne la trouve jamais; comment pour- rais-je alors lui adresser la parole?

LE COLONEL.

Allons! je vois qu'il faut y renoncer.

JASMIN.

Ma foi, monsieur, c'est, je crois bien, ce que vous avez de mieux à faire.

LE COLONEL.

Enfin r de qui ou de quoi riais-tu?

ACTE II, SCÈNE I ^37

jasmin {comme s'il ne s'en souvenait plus .

De qui? de quoi ?. .. ah ! pardine ! c'est M. Gaston qui en était cause: « Mon oncle est-il visible?» Voilà une question! certainement qu'il est visible; à moins de fermer les yeux, je défie bien quiconque entrerait de ne pas le voir ! Malgré ça, M. Gaston s'obstine à vou- loir que je vous le demande à vous-même; voilà pourquoi je viens et pourquoi, tout en venant, je ne pouvais m'empêcher de rire..

LE COLONEL.

Heureux âge!... réponds à mon neveu que je suis visible et qu'il sera le bienvenu, malgré l'heure un peu matinale de sa visite.

J'en étais sûr ! pardine ! avec une toilette de cette couleur-là, qui donc ne serait pas visible ?

gaston (sur le seuil). Alors, je puis entrer?

Dame ! à moins d'avoir perdu vos jambes, je ne vois pas trop ce qui vous en empêcherait?... (.1 part.) Ah ! ah 1 que les bourgeois sont donc drôles ! mon Dieu ! que les bourgeois sont donc drôles ! (// sort.)

Î38 LE SECRÉTAIRE DU COLON EL

SCENE II

LE COLONEL, GASTON.

Comment! déjà dans les grimoires ! et moi qui vous croyais à peine éveillé ! A quoi sert alors d'avoir le plus exact et le plus actif des secrétaires?

LE COLONEL.

Bien que le mot applicable en même temps à une personne et à un meuble implique dans tous les cas le meilleur placement de notre confiance, il est des détails pour lesquels on préfère s'en tenir à la chose inerte ; exemple !

gaston (devant les yeux de qui s'étalent toutes les fac- tures 'précédemment signalées.)

Les mémoires trimestriels de mes fourniseurs. Voilà ce qui absorbe vos loisirs et retarde ou supprime la promenade hygiénique dont le docteur vous fait une loi tous les matins, avant déjeuner?

LE COLONEL.

Il y a temps pour tout. J'avais à cœur d'éclaircir la situation de mes finances. Le résultat n'est pas celui fjuc j'attendais.

ACTE 11, 1GÈRE II 339

Je vous conseille de vous plaindre ! Un demi-mil- lonnaire !

LE COLONEL.

Eh ! pour ne parler que de tes dépenses person- nelles, toujours grandissantes, sais-tu, mon gaillard, que, du train dont tu vas, un millionnaire tout rond aurait lui-même des raisons d'inquiétude.

gaston part).

Allons ! bon ! encore ses manies économiques ! heu- reusement, j'ai affaire à un vrai bourru bienfaisant et Ton connaît la manière de l'apaiser. (Haut.) Est-ce ma faute, à mol, s'il en coûte assez cher pour se confor- mer à vos désirs?

LE COLONEL.

Quels désirs ?

Ne me recommandez-vous pas en toute occasion de ne jamais rester au-dessous des jeunes gens d'Angou- lême, dont ma naissance, ma fortune, certaines ambi- tions inutiles à énumérer en ce moment me font au moins l'égal?

LE COLo.NKL.

Eh bien I

'240 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Regardez : toutes les sommes auxquelles vous faisiez allusion tout à l'heure proviennent des obligations d'une vie élégante, à laquelle je renoncerai, s'il le faut, pour la tranquillité de votre caisse, mais non sans chagrin, je vous prie de le croire.

LE COLONEL.

Eh! qui songe à te proposer cela?

gaston (souriant). N'est-ce pas la conséquence de vos reproches?

LE COLONEL.

Cher enfant, loin de moi l'intention de te causer de lapeine ; des reproches? non ! De simples observations, voilà tout.

Gaston pari). A la bonne heure !

LE COLONEL.

Tâche de ménager un peu mes écus ; et le raisonne- ment est logique : moins tu auras dissipé de mon vi- vant, plus, après mon départ de ce monde...

ACTE II, SCÈiNE II 24]

Mon oncle ! mon second père ! de quoi osez- vous parler?... Chassez, chassez bien vite ces vilaines idées noires !... par exemple ! Eh ! bien ! que devien- drais-je, grand Dieu ! si vous n'étiez plus avec moi ?

LE COLONEL.

Tu as raison. Que veux-tu ; l'influence de maudits rhumatismes est parfois désastreuse...

Enfin ! je suis parvenu à la combattre et c'est ce que je voulais ; pour vous d'abord ; ensuite pour moi.

LE COLONEL.

Pour loi ; que veux-tu dire ?

GASTON.

J'apprécie aujourd'hui plus que jamais le noble dé- dain que vous professez la plupart du temps pour les richesses ; quel est en effet leur mérite, sinon de nous aider à profiter, dans de sages limites, bien entendu, des plaisirs qui, sans elles, nous seraient absolument interdits?

LE COLONEL.

veux-tu en venir, avec ce préambule passable- ment amphigourique ?

!'.

242 LE SECRÉTAIRE 1>U COLONEL

GASTON.

Ma franchise ne vous contrariera pas ?

LE COLONEL.

Au contraire; ne suis-je pas l'ennemi déclaré des détours et des sous-entendus ?

Eh bien, mon oncle, mon bon oncle ! il s'agit d'un voyage .

LE COLONEL.

En Bourgogne, un temps magnifique favorisera, dit-on, l'opération des vendanges ?

En Espagne, un ciel plus splendidc encore pro- met aux visiteurs des impressions qu'il faut avoir soi- même ressenties pour s'en former une idée exacte.

LE COLONEL.

Oh! oh! peste! en Espagne, pourquoi pas tout de suite en Afriqne, en Amérique, en Océanie ?

GASTON.

Ce sera pour une autre fois; n'est-il pas aujourd'hui

ACTE II, SCÈNE II 243

du meilleur ton de pouvoir annoncer à ses amis : je viens de faire, ou je m'apprête à faire le tour du monde ?

LE COLONEL,

Ah ! cà, voyons ! c'est sérieusement que tu parles d'un voyage ?

Si sérieusement que les préparatifs sont à peu près terminés. Nous sommes quatre ; on voulait partir dans un mois ; une décision prise hier soir nous fera mettre en route le plus tôt possible.

le colonel (ironiquement). Dès demain, peut-être?

GASTON.

A moins que ce ne soit aujourd'hui même.

le colonel (se levant avec une vivacité soudaine).

Un instant ! A (proposition catégorique réponse pé- remptoire: après le payement dont voici les traces, je n'ai pas dix francs vaillants dans mon tiroir et quel- ques rentrées attendues avec impatience, déjà même en retard, ont, à la fin de la semaine qui commence, une destination rigoureuse.

2 11 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

O ASTON.

Est-il possible ?

LE COLONEL.

En veux-tu la preuve ?

GASTON.

Comment, avec tout l'argent que vous allez rece- voir, dites-vous. ..

LE COLONEL.

Et que je ne tiens pas encore, j'ai à régler des sommes folles.

GASTON.

Ah ! pourquoi me suis-je engagé...

LE COLONEL.

Voilà ce que je me demande; oh! je sais ce que tu vas répondre; il s'agissait de ne pas avouer une diffi- culté matérielle; cependant, on n'a guère en porte- feuille mille ou quinze...

Il faudrait davantage ; au moins, deux mille francs tout de suite.

AGIT. II, SCENE 11

LE COLONEL.

Deux raille francs ! qui ne suffiraient pas encore! malheureux ! veux-tu que je les prenne ? [Et, comnn Gaston laisse échapper un mouvement de parfaite insouciance à cet égard) : Oui! oui! je connais la répli- que ordinaire : « dénicher de l'argent n'est pas de mon ressort; le gaspiller, c'est une autre affaire! » certes, mon ami, loin de moi l'intention de t'adresser une parole humiliante ; je n'ignore pas que tu cèdes en ce moment à une pression étrangère à laquelle t'exposait en première ligne un ferme désir entre- tenu par moi-même de rivaliser de luxe avec une jeunesse élégante ; mais combien j'aimerais à te voir aussi quelquefois imiter ton ami Philippe ! voilà un modèle à suivre!

N'est-il pas bien tard pour me donner de sem- blables conseils ?

LE COLONEL.

Mieux tard que jamais ! un phœnix, en vérité, que ce garçon; à vrai dire, je doutais un peu, dans l'origine, d'une perfection si complète ; la médaille doit avoir son revers, doutais-je ; eh bien, non ; l'épreuve au bout d'une année est concluante : Phi- lippe Laurent est, en tous points, à la hauteur des éloges que tu lui prodiguais.

u.

LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Certes, ce n'est pas à moi de chercher à diminuer tant d'estime ; seulement permettez-moi d'ajouter : Philippe et le neveu du colonel de Grandpré ne sau- raient obéir aux mêmes goûts, adopter exactement le môme programme : il est pauvre et je fus toujours habitué aux satisfactions que procure la fortune.

LE COLONEL.

Cela n'est pas à discuter; seulement j'aimerais à retrouver, çà et là, chez mon cher Gaston, l'esprit d'ordre et la raison qui, selon moi, peuvent s'accorder parfaitement avec les exigences du monde nous sommes appelés à vivre.

Encore une fois, il était difficile de me refuser aux désirs des instigateurs de cette coûteuse absence et retirer ma parole serait, à présent, désastreux.

LE COLONEL.

11 faudra pourtant, bien s'y résoudre,

GASTON.

Oh! jamais! par exemple.

ACTE II. SCENE III ^47

LE COLONEL Y il» i )iUI » I il i plus <■» plus) .

Jamais, as-tu dit? eh bien! voici mon dernier mot : trouver l'argent nécessaire à cette folie, en- dehors de m'es ressources régulières, lesquelles sont obérées, est absolument impossible, et, pour en finir, tiens ! je te cède la place !

(.aston (suppliant).

Mon oncle! ah! mon oncle! un mot encore. Vous réfléchirez, vous calculerez ! vous reviendrez enfin sur une détermination si cruelle ?

LE COLONEL (furieux).

Non ! non ! mille fois non ! et je te somme de me livrer passage! (Il entre vivement à gauche.)

SCÈNE HT

GASTON seul

Vous me quittez à ainsi !. . ne voyez-vous donc pas que cette scène me désespère h. .(Regagnant le milieu il» théâtre % après avoir prononcé les dernières paroles devant la porte qui se refermait sur le colonel.) Ah ! s'il ne s'agissait que du voyage en lui-même, parbleu! j'y renoncerais volontiers ; mon plus grand tort est d'avoir attendu au dernier moment pour annoncer

248 I.K SECRÉTAIRE DU COLONEL

une chose de cette importance; mais, à présent que tout est décidé, jusqu'à l'heure du départ, Dieu sait, je le répète, ce qu'il en coûterait à mon orgueil d'a- vouer que c'est la seule dépense qui m'arrête!

SCENE IV

GASTON, PHILIPPE.

Philippe [entrant). Bonjour, Gaston.

gaston [se retournant).

Philippe !

Eh hien? avez-vous osé enfin risquer votre de- mande ?

Oui, mais j'ai beaucoup trop tardé; franchement, n'est-ce pas un peu de votre faute? Vous m'assuriez si bien que le manque d'argent provoquerait un insuc- cès que j'ai gardé le silence.

PHILIPPE.

Avez-vous lieu de vous en repentir?

ACTE II, SCÈNE IV V4'.

GASTON.

Non ; il est positif, au contraire, que j'aurais mieux fait de n'en point parler encore; mais étais-je le maître?

PHILIPPE.

Ah! l'argent! l'argent! question terrible et qui explique bien des choses dont, autrement, on n'aurait jamais eu l'idée!

De quelle voix avez-vous dit cela, Philippe ? Vos appointements seraient-ils, malgré toutes les prévi- sions, inférieurs à vos besoins et à ceux de Madame Laurent?

PHILIPPE.

Non! non! et quand même, avouez que l'heure serait mal choisie pour de telles confidences.

Ne voilà-t il pas une réponse qu'il est permis de trouver assez étrange ?

PHILIPPE.

Oh! mon ami. ne cherchez pas flans mes paroles un

250 IE SECRÉTAIRE DU COLONEL

sens que je n'ai pas songé à leur attribuer. Occupons- nous de vous; à ce propos j'ai un aveu à vous faire.

GASTON.

Un aveu ?

PHILIPPE.

J'ajouterai même un pardon à vous demander,

(i ASTON.

A moi !

Vivement contrarié de la probabilité d'un refus, vous aviez parlé devant moi des chances favorables que présente quelquefois le tapis vert.

Eh bien?

J'ai eu peur d'une démarche contraire à la promesse formelle faite à M. de Grandpré ; j'ai stationné hier soir devant une maison réputée comme familière à des joueurs.

ACTE II, sCLNE IV

Et vous avez eu la satisfaction de ne point me voir entrer ou sortir.

Oui; mais, comme vous pouviez avoir devancé ma présence dans la rue, il m'est venu à l'idée de péné- trer dans cette maison .

GASTON.

On vous a répondu que je n'y suis jamais allé?

PHILIPPE.

Je n'ai interrogé personne. Un coup d'œil m'a suffi pour constater que vous n'étiez pas au nombre des joueurs.

GASTON.

Peut-être ai-je eu tort de renoncer à des chances presque certaines.

PHILIPPE.

Oh ! Gaston! pouvez-vous parler ainsi \

GASTON.

Jamais un refus d'argent ne m'avait si cruellement

252 LE SECRÉTAIRE Du COLONEL

blessé. Je veux partir. Je l'ai promis, et coûte (pic coûte, je saurai trouver la somme nécessaire à mon voyage.

PHILIPPE^

Que prétendez-vous faire?

qastôn [de plus en plus anime).

Je n'en sais rien ; mais certainement je ne resterai pas plus longtemps dans une situation pitoyable et ridicule. A mon âge, avec ma fortune! ah! ah! non! non! c'est impossible! impossible ! et, dussé-je remuer ciel et terre, je sortirai d'un embarras pareil! // sort très-agité; par le fond.)

SCENE V

PHILIPPE seul ; puis JASMIN.

Pauvre Gaston! c'est la première fois que je le vois animé d'un véritable chagrin ; que n'ai-je à ma disposition la somme qu'il réclame? avec quel empressement, avec quel bonheur je lui dirais : prenez cet argent! satisfaites un désir qui vous tient tant au cœur. Vous ne serez jamais si heu- reux d'accepter ce léger service que moi de vous le rendre!... mais je ne possède rien ; dois-je avouer que

ACTE II, .-'.KM. V ZQé

certaines démarches que, pour mon compte, je n'au- rais jamais entreprises, n'ont pas même l'excuse d'a- voir mieux réussi que les siennes? Oh! la question d'argent! terrihle chose! terrible chose!... mais voici l'heure d'aller à la poste; je voudrais pourtant bien savoir si M. de Grandpré... (Il sonne : Jasmin pavait.) Le colonel consentirait-il à me recevoir? peut-être a-t-il quelque commission pour la ville à me donner. J'ai le temps de monter à Angoulêmc avant l'heure du déjeuner.

JASMIN.

Monsieur m'a dit, il n'y a pas cinq minutes : « Je ne suis visible pour personne; » et c'est vrai, puisque sa porte est fermée et que la clé dans la serrure em- pêcherait même le moindre coup d'œil.

PHILIPPE.

C'est bien; je ne tarderai pas à revenir. (Il sort.)

jasmin (seul, penché, enlève la poussière d'une de ses jambes).

J'espère avoir plus tard une réponse meilleure à vous donner, monsieur le secrétaire; mais les bour- geois, voyez-vous, c'est comme la lune et le soleil... on les voyait... cric! un nuage arrive. .. on ne les aperçoit plus. Crac! le nuage s'envole et... tiens! vous n'êtes donc plus là, monsieui Philippe? alors,

V5 i LE SECRÉTAIRE Du' COLONEL

qu'est-ce que je fais là, moi, au lieu d'aller aider à la cuisine, histoire de m' apprendre à confectionner de bonnes friandises? Allons, monsieur Jasmin, rendez- vous le devoir vous appelle !

SCÈNE VI

GASPARIN (seul, déguisé en jardinier, et tenant un panier à la main).

Enfin, j'ai trouvé le moyen de me venger d'un in- trigant et d'un hypocrite ; c'est un peu risqué, mais bast! on me croit depuis longtemps parti d'Angou- lème. Le fait est que je n'y étais plus, mais j'y suis revenu. Avec ce déguisement, je mets au défi les ha- bitants de cette maison de me reconnaître. On avait besoin d'un homme de peine pour remplacer le jar- dinier malade. Je me suis offert. On m'a pris et je ne crois pas avoir perdu mon temps ; mais ce n'était pas assez d'avoir déguisé ma personne, il fallait savoir déguiser ma voix; c'est ce que j'ai fait hier soir; et mon écriture, ce qui eut lieu ce matin; j'ai réussi; donc, ma vengeance va marcher comme sur des roulettes. Restait à savoir si le colonel est assez bien, portant aujourd'hui pour quitter sa chambre et venir déjeuner comme d'habitude avec monsieur son nouveau secrétaire. Ma présence est facile à expli- quer. Comme jardinier, j'apportais des légumes, ù marne Gervais, la cuisinière; à preuve, ce panier

ACTE 11, SCENE VI

tout plein !... Si l'on ne m'aperçoit pas, je rentre au jardinet ni vu ni connu, je t'embrouille!... Voyons... des papiers en l'air,., des additions toutes fraîches, de la main du colonel, et mon petit envoi parla poste, à merveille. Donc, il est sorti de son fauteuil; donc, il en sortira encore ; voilà ce que je voulais savoir.

SCENE VII

JASMIN, GASPARIN.

jasmin la cantonnade). Oui, marne Gervais,... tout de suite...

GASPARIN.

Oh ! quelqu'un ! aurai-je le temps de fuir ? essayons !

jasmin entre, et apercevant le faux jardinier qui feint d'arriver alors seulement par la -petite porte.

Ah! le remplaçant du père Antoine!...

GASPARIN.

Le petit Jasmin? tâchons de nous en débarrasser.

2~)\> LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Vous apportez des légumes? comme ça se trouve ; j'allais justement vous prévenir que marne Gervais en demande à l'instant même.

GASPARIN.

Voilà le panier. (// fait le mouvement de se retirer.)

Oh! qu'il est lourd!... mais, dites donc! père Chose, père Machin... car, enfin, je ne sais pas com- ment on vous appelle.

gasparin (toujours prH à déguerpir). Le nom ne fait rien à la chose.

JASMIN.

Comment, le nom ne fait rien; voilà une idée; ah! çà... mais ne vous en allez donc pas si vite!... (Il a saisi Gasparin par la blouse et celui-ci en a paru fu- rieux.) Oh ! quel œil ! seriez-vous cousin de M. Chris- tophe Gasparin, par hasard ?

GAsrARiN (aigrement et avec inquiétude). Pourquoi ça?

ACTE II, SCENE Y II.

JASMIN.

Je ne sais pas; mais vous avez eu tout ii l'heure un regard qui m'a fait penser & lui.

GASPARIN.

Ah! eh bien? cela ne signifie rien ; car je ne me suis jamais trouvé en tête à tête avec cet individu.

jasmin (l'examinant).

La ressemblance ne va pas plus loin ; et je vous en fais mon compliment; un vilain particulier que ce coco-là !

gasparin (s'oubliant et furieux).

Ah ! vraiment ! et c'est un moutard de ton espèce qui se permet d'en parler mal?

Eh ! eh î mais dites donc ! puisque vous ne le connais- sez pas, qu'est-ce que cela peut vous faire, et surtout pourquoi prendre avec tant d'ardeur sa défense!

gasparin part, mécontent de lui-même).

Imbécile ! C'est pourtant vrai que j'étais près de commettre une maladresse. (Haut.) Vous avez raison,

258 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

petit Jasmin, les vilains compliments adressés à ce... Bernardin... Girardin... Canardin...

Gasparin.

GASPARIN.

Que je ne connais pas, ne peuvent qu'être pris en bonne part par un homme qui, d'après vous-même, ne lui ressemble guè-re; sur ce, au revoir... les plates- bandes ont soif et je n'ai pas le droit de flâner, même avec un gentil garçon comme vous, quand la besogne presse; au revoir! (// s'en va par il était venu.)

Au revoir, père... Tiens! Il ne m'a pas encore dit son nom... Ce n'est pas un mauvais homme au fond^ j'en suis sûr... C'est égal, quel regard il me lançait tout à l'heure!... Oh! sapristi? Que le panier de lé- gumes est donc lourd... ( Le passant péniblement à son bras.) Ouf! ça y est... Allons vite!... Oui ! oui! oui! plus j'y pense, quel coup d'œil ! Et comme c'était bien celui de ce mauvais sujet de M. Christophe !

ACTE II, SCÈNE VIII. 259

SCÈNE VIII

LE COLONEL [sortant de gauche, avec Vair d'an homme fort préoccupe).

Ce diable de Gaston m'a remué jusqu'au fond de l'âme, avec des réclamations qui, en réalité, ne sont pas certainement sans excuses; dans le premier ins- tant, je n'ai vu que les difficultés matérielles; mais la réflexion, cette mère de la sagesse, est venue assez vite et me voilà beaucoup plus près de son avis que du mien... De son avis, c'est fort bien ; mais suffit-il d'ap- prouver un désir pour avoir à sa disposition les moyens de réaliser ce désir?... Deux mille francs i monsieur mon neveu se figure que cela se trouve comme ça, tout de suite... Et dire qu'avec tous les élé- ments nécessaires à une tranquille existence, Gaston d'un côté, rhumatismes de l'autre, sont un continuel obstacle à ma dernière et unique ambition qui serait de ne plus jamais céder à la colère !... (Reprenant ses allées et vernies et son air embarrassé.) Deux mille francs!... Voyons donc! Si je pouvais disposer mes calculs d'une autre manière,... payer ceci au lieu de cela... Je sais bien qu'en prudent administrateur je considérais tout d'abord comme nulles des rentrées qui, malheureusement, de la part de tel et tel, ne bril- lent jamais par une grande exactitude... Si quelques- unes arrivaient avant certaines échéances, nous se- rions sauvés!... Nous serions! ai-je dit? me voilà,

2 0 LE SECRÉTAIRE \>V COLONEL.

Dieu me pardonne ! aussi intéressé que mon coquin de neveu à ce que l'arithmétique soit d'accord avec ses velléités vagabondes... Eh! pourquoi ne l'avouerais-] e pas? Gaston m'aime autant que je l'aime. Changer en affirmation la négation qui accueillait ce matin sa de- mande serait peut-être encore plus agréable pour moi que pour lui-même... J'ai déjà commencé mes nouveaux comptes; vraiment, il me coûtait beaucoup de le voir accablé d'un refus en quelque sorte obliga- toire ; allons vérifier les chances qui lui restent !

SCÈNE IX

JASMIN.

Ah! çà, décidément, marne Gervais penserait-elle à faire de moi un marmiton dans les heures que laisse libres le service du colonel?... « Jasmin, va me cher- cher ceci... Jasmin, va me chercher cela... » Tout à l'heure, c'étaient les légumes ; à présent, c'est le sel et le poivre qui manquent à la cuisine et qu'elle m'envoie quérir dans la salle à manger. . . Elle n'est pas drôle, marne Gervais; et si cela continue, je saurai lui déclarer tout net que je suis un valet de chambre et non pas un gâte -sauce ou un tourne - broche! Ah! mais! ah! mais! (ïl sort.)

ACTE II, SCÈNE X 261

SCÈNE X

LE COLONEL [il entre vivement et tout en lui dénote un homme accablé de la découverte qu'il vient de faire.

Volé! j'ai été volé! On a profité de mon absence hier soir ou tout ù l'heure, je ne saurais le dire, pour s'introduire dans ma chambre, à laquelle conduisent plusieurs portes... L'armoire je serre mon argent et des valeurs importantes était mal close. On a laissé les titres, maisle reste a disparu. . . Dix-huit cents francs réservés à une des prochaines échéances dont je par. lais ce matin!... Qui accuser? Le coupable était évi- demment au courant de mes habitudes et la prestesse avec laquelle on a commis le vol prouve la fami- liarité du coupable avec les êtres de cette maison... Encore une fois, qui accuser?... Gaston, peut-être?... oh! non! non! Cette idée est venue la première et je me suis empressé de l'éloigner bien vite... Cependant^ elle revient avec une persistance qui, hélas! n'est pas sans motifs... Ilavait besoin d'une pareille somme. Un oncle est un père et la loi dit formellement : on ne vole pas son père !... légalement, il n'y a pas flétris, sure, je le veux bien ; mais d'homme à homme, quel procédé indigne!... Ah! cette pensée est affreuse et je dois immédiatement éclaircir mes doutes! (Il nonne violemment.) Jasmin! Jasmin ! eh! allons donc! Mon- sieur, quand on vous appelle !

262 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL.

SCÈNE XI

LE COLONEL, JASMIN.

JASMIN.

Monsieur a sonné?

le colonel pari).

Contraignons-nous; que rien ne transperce ! (Haut.) Monte -chez mon neveu; prie-le de ma part de des- cendre. {Après un certain, travail de têtepour expliquer sa demande.) Heu !. . . heu !... avec les journaux d'hier, qu'il a oublié de me rendre et que je n'ai pas encore lus. (A part.) Sauvons ainsi les apparences.

JASMIN.

Mais, c'est que...

LE COLONEL.

Quoi?

JASMIN.

M. Gaston n'est pas dans sa chambre.

LE COLONEL.

est-il? au jardin, peut-être, ou dans la biblio- thèque.

ACTE II, SCÈNE XI. 2<">3

Non, Monsieur; après quelques allées et venues dans la maison, après avoir môme demandé plusieurs fois si vous étiez visible, il est parti.

LE COLONEL.

Comment parti ? tu veux dire sorti.

JASMIN.

Non, Monsieur: parti, en voyage.

LE COLONEL.

En voyage ! ainsi, tout d'un coup, sans avis, sans adieux. (.4 part.) Comment chasser les cruelles pen- sées qui me reviennent ?

Sans adieux, ca m'étonne, car au dernier moment, M. Gaston a frappé dans l'antichambre, à la petite porte qui mène chez Monsieur par le cabinet de toi- lette.

le colonel (transporté de chagrin).

(A part.) Le cabinet! la petite porte! moyens fa- ciles, non-seulement d'arriver jusqu'à moi, mais de

864 LE SECRÉTAIRE DU COIOSEL.

s'assurer do mon absence, à travers un vitrage ? {Haut.) Malheureux! sais-tu bien ce que tu avances? Non ! non! ce n'est pas vrai ! "Gaston n'est pas entré chez moi ! j'y étais ! je l'aurais bien vu, bien entendu, je pense?... Dis donc, mais dis donc tout de suite que tu t'es trompé, qu'il est sorti sans songer à m'avertir de son départ.

Mais non, monsieur le colonel. (A part.) Ah! mais, ah! mais. Qu'est-ce qu'il a donc, ce matin? je ne l'ai jamais vu comme oa!...

LE COLONEL.

Misérable imposteur! va-t'en! va-t'en vite! ou je ne sais pas ce que je te ferais !

Oh! oh! deviendrait-il enragé? je me sauve! {Il SOîH en murant.)

SCÈNE XII

LE COLONEL {seul).

Non! non! encore une fois, non... le lîls de mon frère, un enfant que j'ai élevé, qui ne me quitta que

ACTE II, SCÈNE XII. 20.J

pour aller au collège, avec lequel je me suis montré sans cesse animé des meilleurs sentiments, ne saurait trouver dans une seule objection le prétexte à un tel abus de confiance; que dis-je? à un vol, car on aura beau vouloir atténuer une pareille conduite, c'est un vol! un vol avec escalade, presque avec effraction!... [Cherchant à sortir d'une horrible angoisse.) Allons! je suis fou ! je sois dupe d'une apparence affreuse!... Gaston est parti; il a eu tort; mais se borne la faute... il avait besoin d'argent? eh ! parbleu! le scé- lérat aura trouvé pour banquiers ses compagnons, enchantés, les gaillards, de jouer une bonne farce au vieux colonel de Grandprè, cet oncle féroce, dou- blé d'Harpagon ! et qui, bon gré, mal gré, sera bien forcé de s'exécuter... Bien joué, mon neveu! [Avec un retour de colère.) Oui, mais après, gare à l'orage! [Avec un brusque relourde bonne humeur.) au fait! il a raison!... qui m'assure que je n'aurais pas agi de même, à sa place, à son âge? (Revenant à une immense douleur.) Ah ! Dieu est témoin de mes efforts pour dominer une situation terrible et voir toujours, dans ce qui arrive, un acte étranger à l'in- qualifiable mouvement qui entraîna mon neveu loin de cette maison!... mais j'ai beau faire, la vérité n'est qu'une, et cette vérité cruelle est qui m'ob- sède, me terrasse et m'écrase!... (Avec un emporte- ment d'irrésistible fureur.) Eh bien! non? je ne veux pas qu'il soit dit que j'aie été choisi pour dupe. L'ac- tion est infâme ! je serai sans pitié contre celui qui a pu s'oublier au point île la commettre ! M. Gaston de

266 LE SECRETAIRE DU COLONEL.

Grandpré est un voleur ! M. Gaston de Grandpré subira le châtiment qui revient aux malfaiteurs de cette espèce !

SCENE XIII LE COLONEL, PHILIPPE, GASPARIN.

philippb {arrêté sw le seuil, a entendu les dernières paroles; au moment le colonel remonte, avec une vivacité en rapport avec la colère, l'indignation qui l'animent, il descend à sa rencontré.)

Arrêtez !

LE COLONEL.

Philippe! vous m'avez entendu ! vous savez ce qui arrive?... Eh! mon jeune ami ! quelle fureur! quelle honte ! quel chagrin ! mais je n'hésiterai point devant ce qu'il me reste à faire.

allez-vous? je n'ai point à vous le demander, surtout à m'y opposer autrement que par une inter- vention verbale ; mais, Monsieur, quel que soit le cri- minel, ne craignez-vous point le scandale, un scan- dale, après tout, bien inutile? réfléchissez.

A'TK II, SCEHE MU. 26"

LE COLONEL.

Je n'ai pointa réfléchir, ou plutôt je ne songe qu'à une chose : un misérable emporte une somme que l'on doit venir me réclamer au premier jour, et mon de- voir est de ne rien négliger pour que cette somme ne soit pas dissipée; ainsi, plus de folle insistance; lais- sez-moi passer ; je n'ai pas un instant à perdre !

Monsieur! je vois bien qu'il n'y a plus à me taire. Vous accusez Gaston ; eh bien ! je vous le jure, Mon- sieur, il n'a pas cessé de mériter votre estime.

LE COLONEL.

Il serait vrai! vous ne dites pas cela pour calmer une douleur qui vous apparaît immense, inconsolable? songez aux cruelles conséquences d'une réaction suc- cédant brusquement à la joie non moins immense que vous allez faire pénétrer dans mon cœur? Vous êtes sûr, Philippe, de ce que vous dites? mon neveu. que tout accuse, est innocent?

PHILIPPE.

Oui, Monsieur, j'en suis sûr.

LE COLONEL.

Mon Dieu ! soyez béni ! rien ne pouvait égaler le

20S LE SECRÉTAIRE DU COLONEL.

bonheur que j'éprouve à cette nouvelle, sinon l'hor- rible chagrin qui se dissipe ; et c'est à vous, mon jeune ami, que je devrai cette révélation bienheu- reuse!... Mais qu'avez-vous? au nom du ciel! répon- dez! je ne vous ai jamais vu ainsi! (En effet, à mesure que le colonel, convaincu de la vanité de ses premiers soupçons, redevient lui-même, oubliant presque en ce moment le vol dont il fut victime, Philippe montre un aspect extraordinaire : tremblant, il baisse les yeux, et, tandis qu'une main dans la poitrine semble contenir les palpitations de son cœur, l'autre, accrochée à un meuble, a besoin de toute son énergie pour que le jeune homme ne perde pas l 'équilibre; le colonel con- tinue, après une pantomime exprimant tour îi tour la surprise, la compassion, puis un affreux doute.) Dieu ! n'aurais-je à me réjouir d'un côté que pour m'affliger de l'autre?... Philippe! ne gardez pas un silence étrange ? Surtout, n'hésitez pas à relever la tête, quand je vous prie, quand je vous supplie de me regarder en face!... Eh ! quoi ! toujours le même si- lence 1 la même attitude! la même pâleur! [Voyant Philippe épuisé d'émotion tomber assis sur la chaise au dossier de laquelle il s'appuyait tout à l'heure.). Phi- lippe! songez aux réflexions que provoque ce que je vois!... Vous seul et mon neveu connaissiez la pré- sence de cet argent; vous seul, ce matin, Gaston étant sorti ou chez lui, pouviez être assuré de mon ;ibsence de ma chambre, car, je m'en souviens, je vous ai vu entrer dans la maison de meilleure heure que d'habitude... Oh! toutes ces remarques sont

ACTE IF, SCÈJiB'XIlf. 269

vagues... Je ne précise rien; je croyais si peu avoir besoin de m'en souvenir!... T.Tne seule chose me frappe et s'impose à mon appréciation : Vous affirmez de la façon la plus précise, la plus nette que celui que j'accusais est hors de cause; vous connaissez donc le coupable? (Pressé ainsi, Philippe n'a plus la force de résister et le coumge de parler lai manque également. Eperdu, il se levé; il voudrait parler; il n'ose ; il ne peut, et sa pantomime le fait bien voir; enfin, par un suprême effort, il se décide, mais après seulement une aaire sommation.) Eh bien?

Le... coupable... le... voleur... c'est... c'est moi! (Et haletant, brisé de confusion, il retombe sur son sié(jc. )

LE COLONEL.

Malheureux!... malheureux!... Ah! ce n'est pas vous qui êtes le plus à plaindre ; c'est votre mère ! (li- ra et vient fort agité, se tordant la moustache ; quand il redescend, une exclamation lui échappe, et achève de changer en commisération sa colère; Philippe, In tête entre les deux mains, s'est mis à sangloter ; pendant toute cette scène gui, bien rendue, est capable d exciter l'émotion des spectateurs, le colonel doit s'adonner à toutes les nuances de sentiment que la situation provo- que; il est allé fermer In porte du fond, pendant que

270 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

celle de droite est un instant entrouverte par Gaspa- rin : il revient ensuite vers Philippe.)

oasparin part).

Oh ! oh 1 qu'est-ce que j'aperçois donc là? mon suc- cesseur accablé sous les reproches du colonel!... Voilà une surprise à laquelle je ne m'attendais pas encore! (Ilreferme la parti-, en rayant revenir le co- lonel.)

LE colonel (us.sis près de Philippe).

Voyons; tout peut sans doute encore se réparer ou à peu près ; soyez franc ! quel pressant besoin d'ar- gent vous poussait à commettre un acte indigne entre tous? Vos appointements ne suffisaient-ils pas à des besoins plus grands que je les imaginais? il fallait me prévenir.

PHILIPPE.

Ah! Monsieur, Monsieur...

LE COLONEL.

Eh bien! continuez-donc.

PHILIPPE.

Pouvais-je avouer que la pauvreté me pèse (Mou- ventent de surprise du colonel...) que j'ai soif d'une

ACTE II. SCÈNE MIT. 271

complète indépendance, à un homme assez généreux pour m' accorder une somme que je reçois sans avoir la conviction qu'elle ait été bien gagnée?. ..Ajouterai-je que mon désir le plus vif était de me voir en posses- sion d'une de ces fortunes soudaines, qui, à Fimmense avantage de ne coûter aucune grande fatigue joignent celui de nous arriver à un âge l'ambition, dans toute sa force,n'attendait que cela pour s'élancer des pro- fondeurs du néant aux cimes lumineuses d'un glorieux avenir? (Le colonel, de plus en plus indigné, a fini par quitter son siège : il écoute le reste debout.) Pouvais-je surtout confier à un ennemi déclaré des jeux de hasard que c'était précisément au hasard...

LE COLONEL.

Assez! je ne veux pas en écouter davantage... Ah! vous êtes joueur! voilà ce qui m'explique une chose que je ne comprenais pas hier soir et qui a maintenant tout le caractère d'une révélation; écou- tez ; deux hommes causaient derrière moi dans la rue et ce qui me fit prêter une oreille, du reste assez dis- traite à leurs discours, fut l'espèce d'affectation de l'un d'eux à élever la voix. « Il y a des gens, disait-il, à qui vous donneriez le bon Dieu sans confession et qui passent la moitié des nuits à risquer au jeu des* sommes folles. On pourrait, reprit l'autre, désigner un jeune homme dont les initiales sont P. L., et dont certainement on ne se défie pas. (Gasparin a en- tr ouvert la porte ; il écoute, il entend et montre, en se

872 LE SECRETAIRE DU COLONEL.

frottant, les mains, que relu lui plaît infiniment.) C'est bien, ajoute le premier interlocuteur, le vrai fils de son père! » J'étais loin d'appliquer ces dénon- ciations, qui évidemment, n'étaient point faites sans savoir qui pouvait les entendre, à l'ami, au protégé de mon brave Gaston; mais le fait n'a même pas l'excuse de se produire exceptionnellement; on connaît en ville votre conduite ; voulez-vous une seconde preuve? [Il va prendre sur son bureau une enveloppe et lit l'a- dresse) : « A M. le colonel de Grandpré ; » j'ouvre et que vois-je,ce matin même? Une carte de M. Philippe Laurent, professeur de violon, et derrière : « Carte trouvée hier soir dans un lieu que M. P. L., hésitera certainement à nommer? »

PHILIPPE.

0 mon Dieu !

LE COLONEL.

Je n'y songeais plus ; on méprise ordinairement ces sortes de choses; mais, dans le cas actuel, jugez de son importance!... Enfin... Monsieur, que reste-t-il des dix-huit cents et quelques francs qui peuvent aussi bien avoir été pris hier soir que ce matin dans ma chambre ?

PHILIPPE.

Rien.

ACTE II, SCL.NL: XIII.

LE COLONEL.

Rien! dites-vous? et la honte, le regret, l'horreur d'un pareil gaspillage ne vous écrasent pas surplace? (Après un mouvement de menace terrible et dont il de- vient très-difficilement maître.) Ah! pour votre mère, pauvre femme que cela tuerait, il est indispensable que tout le monde ici comme dans la ville ignore ce qui se passe.

THiLirpE [avec un vif attendrissement).

Oh! oui! oui! pour elle! pour elle!... Oh! Mon- sieur ! Monsieur ! faites en sorte que la voix publique n'ait point à s'occuper d'elle ! je vous en serai recon- naissant toute ma vie!... En effet > mon Dieu! pauvre mère! quelle douleur! quelle douleur!

LE COLONEL.

Vous y songez, enfin? par malheur, il est trop tard! (En réponse à un geste d'actions de grâce.) Ne me remer- ciez pas de mon indulgence; non ! non! ce n'est pas du tout à un hypocrite, à un malhonnête homme, à un ingrat qu'elle s'adresse ! Voici les conditions de mon silence : quittez immédiatement Angoulême; quant à madame Laurent, je vais lui écrire de façon à ce qu'elle ne soupçonne même pas le véritable mo\if de votre départ; voici ce qu'elle recevra dans une heure. (// écrit à la hâte.) « Madame, j'ai le chagrin d'annoncer que le caractère de M. Philippe et le mien ne peuvent décidément s'accorder; je suis

'-'7 I LE SECKÉTA1HE DU COLONEL.

vif et votre fils manque des qualités nécessaires à un jeune homme pour des relations quotidiennes avec un vieillard. » Suivront des détails d'intérêt qui ne vous regardent pas ; et maintenant, je ne vous retiens plus.

PHILIPPE.

Vous me chassez !

le colonel [avec une écrasante ironie).

Et cela vous étonne?... Un vrai motif d'étonnement ne serait-il pas plutôt l'excès d'indulgence exercé en laveur d'un abus de confiance indigne et d'une mons- trueuse ingratitude ? (Philippe veut se jeter à ses pieds.) Pas de remercîments, vous dis-je; vous n'avez que mon mépris; allez! allez! ne comprenez-vous donc pas à présent combien vous voir seulement, vous qui fûtes cause de mes soupçons envers mon neveu, me serait odieux et cruel? Allez, vous dis-je et que Dieu ait pitié de votre mère !

(Philippe accablé, le front clans ses mains et trem- blant, s'éloigne, sans plus essayer d'un regard ni d'une parole; le colonel debout, inflexible et terrible, lui montre la porte; sur le seuil, il ose se retourner ; même injonction sévère; il sort; pendant ce temps, Gaspariii, parait a droite, s'applaudit de ce qui arrive.)

FIN DU DEUXIÈME ACTli.

ACTE III

Le théâtre représente, à volonté : un portique, un hangar, un abri quelconque, aussi ouvert que possible, voisin de l'église et attenant à une place de village .

SCÈNE PREMIÈRE

LE COLONEL, JASMIN. (Le colonel arrive appuyé d'un coté sur l'épaule de Jasmin et, de l'autre, sur une canne. Le petit domestique tient à la main un journal cl un pliant.)

ÎABMINé

N'ayez pas peur de vous appuyer sur moi, monsieur le colonel. Je ne suis pas grand, mais je suis fort, je vous assure.

LE COLONEL.

Parbleu ! je le sais bien ; ne voilà-t-il pas une heure que nous avons quitté la maison de campagne dont mon ami de Gerval est propriétaire, à un demi-quart de lieue de ce village. Tu n'es pas fatigué?

I E SECRETAIRE DU COLONEL

Fatigue? non, vraiment; et puis, ne m'avez-vous pas pria un peu pour tout faire, surtout depuis que nous sommes loin d'Angoulème?

LE COLONEL.

Je sais que tu as beaucoup de courage; mais ce n'est pas une raison pour en abuser. (Regardant au- tour de lui.) A.h ! <jà,où sommes-nous entres?

Monsieur, nous voilà, si je ne me trompe, dans un endroit où, quand il pleut, les paysans viennent se mettre à couvert, avant ou après les offices du di- manche ; car, vous le savez, nous sommes à deux pas de l'église.

LE COLONEL.

En eit'et, je me souviens d'avoir aperçu ici beaucoup de monde; l'accès en est public; eh bien, ma foi! j'en profiterai pour me reposer quelques instants.

JASMIN.

Il suffit de parler. (Il dispose le pliant au 'milieu du théâtre.) Est-ce bien comme ça?

ACTE III. SCÈNE 1

LE COLONEL.

Parfaitement : oh ! tu as fait des progrès depuis trois mois. Il s'en faut do peu que tu sois un valet ac- compli. (H s'asseoit, une douleur lui arrache un cri.) Oyayaye! Maudite goutte ! elle aura de la peine à me laisser tranquille... Cependant, je dois avouer que cette promenade a été fort agréable... Qu'est-ce que tu cherches?

jasmin.

Ah! ah! que je suis bête! par habitude, je croyais n'avoir qu'à me baisser pour prendre un tabouret...

LE COLONEL.

Ah! ah!... eh bien! qu'est-ce que tu fais donc?... et qu'as-tu à rire encore?

Eh! Monsieur! ne voyez-vous pas que j'ai déniché un pavé qui sera joliment votre affaire? (// éprouve de la peine à enlever et à transporter une énorme picrre.)Ouf\ sapristi! ce n'est pas une plume... en- fin, le voilà! c'est tout ce que je voulais; le trouvez- vous assez près,, ou désirez-vous que je le rapproche encore?

16

278 LE SECRÉTAIRE W COLONB]

LE COLONEL.

Je désire, je désire que tu te ménages davantage. En vérité, ce garçon-là m'étonne ; eh! tu as beau me regarder, je le dis comme je le pense, tu n'as pas ton pareil comme bravoure et comme dévouement.

jasmin (se rengorgeant, mais d'une façon plutôt ■plaisante que prétentieuse).

Oh! la vaillance me vient de naissance... [Chan- geant de ton et avec un sentiment sincère) : Le dé- vouement, c'est autre chose... qui n'en aurait pas pour un si bon maître?

LE COLONEL.

Si bon que cela?... il est permis d'en douter... Oh je sais bien qu'en l'absence de mon coquin de neveu la haine de la solitude a dompté mon irascibilité ha- bituelle, et, comme tu étais le seul à qui je pusse con- tinuellement adresser la parole, tu es devenu le fi- dèle compagnon de mes fréquentes promenades. Je me suis montré meilleur, parbleu, le beau mérite ! n'avais-je pas intérêt à ne pas trop décourager ta volonté de m'être utile et agréable?

Je tâche de m'élever à la hauteur de mon nouveau grade. (Se grattant le front.) C'est égal, il y a toujours

ACTK III. SCÈNE I 279

cette diablesse de troisième personne qui ne peut pas m'entrerdans la tête.

LE COLONEL.

Quelle troisième personne?

JASMIN.

Eh ! pardine ! celle à qui vous voulez toujours que je parle.

le colonel (riant).

Cela viendra. Ne t'en inquiète pas davantage. (Con- sultant sa montre.) Eh î eh ! voici l'heure mon ami de Gerval, moins amateur que moi de promenades après déjeuner, mais pourtant désireux de me faire admirer toutes les richesses, toutes les beautés de son domaine, a coutume de venir au devant de nous.

Oui, mais nous sommes encore loin de la ferme vous le rencontrez, et je crois bien que vos jambes ne seront pas fâchées de se reposer encore un peu.

le colonel.

Aussi, vais-je mettre à contribution les tiennes. Laisse-moi ici je serai fort bien pour achever la

280 LE SECRÉTAIRE T)V COLONEL

lecture de mon journal favori, le Foyer; cours assez vite pour épargner à mon vieux camarade la peine de chercher ou de s'alarmer peut-être.

JASMIN.

En effet, c'est la première fois que vous manquerez d'exactitude; mais à qui la faute? à la goutte! ù cette coquine de goutte !

LE. COLONEL.

Allons! allons! bavard! ne perds pas un instant.

JASMIN.

Monsieur, je suis parti. (// sort en courant, et reve- nant aussitôt sur ses pas.) Ah! Monsieur! Monsieur! voici votre neveu! (.4 la eanlonnade en repartant.) A gauche et puis en face ! tout droit! m'sieur Gaston ! vous êtes sûr de trouver votre oncle en train de lire son journal !

SCENE II LE COLONEL, GASTON.

LE COLONEL.

Que dit-il? Comment! mon scélérat de Gaston...

ACTE III, SCÉHB II 281

gaston (entrant).

Lui-même! bien heureux de vous revoir, bien heureux de vous embrasser !

le colonel (le pressant cordialement dans ses bras).

Et moi donc ! cher enfant ! cher enfant ! te voila enfin de retour! (Se reprenant brusquement.) Àh! mais non ! je t'embrasse par habitude; en réalité, ne dois-je pas être furieux?

GASTON.

Plus tard, si vous en avez le courage ; mais comme ça, tout de suite, après une séparation qui menaçait d'être éternelle; voyons, voyons, cela ne se peut pas.

LE COLONEL.

Oyayaye !

GASTON.

Vous souffrez?

LE COLONEL.

De ma coquine de goutte, la plus grande ennemie de mon repos... après toi! (Il se rasseoit.)

GASTON.

Oh ! mon oncle ! A quoi bon renouveler des repro-

16.

282 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

ches dont vos lettres étaient pleines? Franchement, ne vaudrait-il pas mieux demander si j'ai fait jusqu'au bout un bon voyage ?

LE COLONEL.

Un peu long.

Oui, mais d'autant plus charmant que la dernière partie de votre correspondance affirmait que cette escapade était entièrement pardonnée.

LE COLONEL.

Ai-je écrit cela?

oaston {tirant quelquet lettres de sa poche).

Lisez vous-même?

LE COLONEL.

C'est, ma foi, vrai; diable avais-je la tête?... Alors, n'en parlons plus... On t'a dit à Angoulème que j'étais au château des Thibeaudières?

Oui ; mais pouvais-je avoir la patience d'attendre là-bas votre retour? A peine reposé, je remonte en

ACTE III, 9CÈNE II 283

ville; je prends la diligence de Montmoreau ; je descends à l'auberge de Lavergne. J'arrive chez M. de Gerval à qui j'adresse un salut rapide. Sur ses indications, je m'élance à travers champs jusqu'au sommet du village de Chadurie Jasmin paraît juste à point pour me crier, en fuyant comme un lièvre : « A gauche! à droite! en face! » L'indication, un peu vague, réussit pourtant et me voilà !

LE COLONEL.

C'est fort bien; ainsi de Gerval ne viendra pas au- devant de nous?

Il compte sur moi pour vous ramener aux Thibeau- dièrcs.

le colonel [rega niant sa montre).

Nous avons le temps ; veux-tu ma place ? tu dois être fatigué .

Non, non, merci: et sans plus tarder, mon oncle, autorisez-vous une question que je brûle de vous adresser?

LE COLONEL.

Demande-moi tout ce que tu voudras.

284 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

fi ASTON.

Eh bien, une chose m'a péniblement affecte" : mon ami Philippe n'est plus votre secrétaire.

LE COLONEL.

Non.

OASTON.

Et je manque de détails sur ce que j'apellerai un événement extraordinaire; car, enfin, content comme vous l'étiez de ce brave garçon, la rupture n'a pu venir de vous et je ne sais en vérité que répondre à cette question, qui depuis Angoulème, se dresse avec opi- niâtreté devant moi : comment Philippe a-t-il pu renoncer aux avantages de la situation que vous lui aviez si généreusement offerte?

le colonel [avec une douloureuse impatience et se levant).

Ah ! j'espérais que tu aurais assez de tact, après la manière dont je traitais cette affaire par écrit, pour ne plus m'interroger; car, tu le vois, le seul souve- nir suffit à troubler une humeur qui n'était déjà pas si bonne !

Je le vois, et, franchement, croyez-vous que cela soit fait pour apaiser mon désir d'en savoir davan

ACTE III, SCENE II 283

«

tage? Plus je réfléchis, moins je puis concevoir une brouille entre un homme comme vous et une per- sonne qui avait tant de raisons sérieuses pour ne pas vous déplaire.

le colonel (après quelques allées et venues, pendant, lesquelles Gaston s'étonne de son agitation et de ses gestes d'impatience.)

Allons, je vois que, pour en finir, il est nécessaire de ne plus rien te cacher;... eh bien, mon cher enfant, ton ami Philippe était... (Il achève à l'oreille.)

gaston (reculant, stupéfait). Oh!

LE COLONEL.

Cela te paraît incroyable, inouï? n'est-ce pas? le drôle était un fameux hypocrite!... As-tu souvenance de ce je te racontai un jour de Jacques Laurent, son père?

GASTON.

Oui, oui; de l'argent, beaucoup d'argent perdu au jeu.

LE COLONEL.

Eh bien, comme j'avais raison de le craindre : tel père, tel fils!. . . tu parais stupéfait et tes yeux ont

28G LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

l'air de me demander si tout cela n'est point, de ma part, une affreuse plaisanterie ? écoute! écoute ! mais tout bas, car, en vérité, j'ai peur de m'entendre moi- même 1 (77 prend son neveu sous le bras. Ils font quel- ques pas en remontant et en redescendant , le colonel mile à sa pantomime, d'ailleurs fort brève, des signes indiquant la crainte que quelqu'un puisse entendre une révélation faite à regret; pendant ce récit, ainsi dis- posé, on le conçoit, pour éviter des redites, Gaston ex- prime une surprise dont le colonel tâche en même temps de modérer les transports.)

oaston [pendant et après cette scène). Ah!... ah !... mais c'est affreux !

LE COLONEL.

Affreux et hors de doute .

GASTON.

Philippe n'avait pas de complice?... il n'a signalé aucun entraînement?

LE COLONEL.

Non. Je lui dois cette justice qu'un aveu immédiat empêchait mes accusations de s'arrêter sur une autre personne.

ACTE 111, SCÈNE 11 28"î

GASTON.

Oh ! vous aviez accusé déjà...

LE COLONEL.

En pareille circonstance et surtout dans le premier moment, n'est-il pas naturel de s'en prendre un peu à tout le monde ?

En effet.

le colonel part).

Inutile d'ajouter que le plus exposé à mes soup- çons était précisément Philippe... (Voyant Gaston préoccupé.) Mais te voilà tout méditatif; à quoi pen- ses-tu donc?

gaston (arraché ainsi à une rêverie involontaire).

Moi? mon Dieu, je songe à tout ce qu'il y a de malheureux dans cette aïfaire .

LE COLONEL.

Tu as bien de la bonté de reste. (A part.) Gaston serait-il moins étranger que l'on ne prétendit me le faire croire aux vilaines actions de son ami de col- lège ? (Haut.) C'est fini, c'est oublié; pourquoi s'api-

•JSv< LE SECRÉTAIRE HU COLONEL.

loyer sur un misérable à qui, d'ailleurs, mon silence assure l'impunité; voyons! voyons! remets-toi, cher enfant. Les déceptions de ce genre ne sont que trop fréquentes. (.4 part.) Il continue à rêver; que se passe-t-il dans son âme ?

Maintenant, que fait Philippe; que devient-il? Et Madame Laurent? Pauvre femme!

LE COLONEL.

Si monsieur son fils a secondé mes intentions, elle doit tout ignorer; quant à tes premières questions, le hasard me permet d'y répondre. Ton ancien ami, déjà remarqué comme excellent musicien, est organiste ici même, dans ce village ignoré du reste de l'univers.

GASTON.

Ah ! par exemple! et vous n'en saviez rien, en venant visiter M. de Gerval, aux Thibeaudières?

LE COLONEL.

Absolument rien; grâce à la maudite goutte qui m'empêchait même de lire les journaux avec mon exactitude habituelle.

ACTE III, SCfcfïE 11 280

Les journaux! s'occupaient-ils d'un talent perdu au fond d'une province?

LE COLONEL.

Telle fut, précisément, la cause d'un article paru la semaine dernière dans le Foyer. Un des rédacteurs de cette intéressante feuille, en villégiature dans cette contrée, a découvert et prétend mettre en évidence une personnalité aussi modeste, assure-t-il, que mé- ritante. (Montrant le journal.) Voici, ma foi ! près d'une colonne; en veux-tu voir les passages les plus importants?

Mais sans doute. (Il prend le journal et lit tout haut.) « Une trouvaille!... Nous assistions à une messe de mariage, dans la petite église de Chadurie, à quelques lieues d'Angoulème. Il y avait de la musique et un jeune homme s'en chargeait. Alors, commença pour ncus une surprise qui allait toujours grandissant. L'artiste installé devant un joli instru- ment dû à la munificence d'une riche paroissienne jouait de mémoire. Un doigté ferme, agile, infatigable, annonçait le double triomphe de l'habitude et de l'étude, favorisées, il est vrai, par de rares disposi- tions naturelles.

17

200 i CRÉTÀ1RE DU COLONEL.

« Une prévention que j'avoue humblement et dont je m'accuse disparut promptement, aussi bien chez moi que chez quelques auditeurs étrangers au vil- lage. Nous suivions d'une oreille aussi attentive que charmée les phases d'une exécution supérieure et dans laquelle, certes, l'organiste mettait autant d'àino que d'incontestable talent. Il avait cessé de jouer, que l'assistance attendrie écoutait encore. On suivait dans l'espace l«s vibrations d'une harmonie enchanteresse.

« Interrogé à cet égard, le curé de Chadurie a répondu, sans savoir à quel usage servirait ce ren- seignement : on vit arriver, il y a quelques mois, Mmc Laurent et son fils. Ils étaient sans ressources, du moins pour l'avenir. L'apparence était celle de personnes récemment frappées d'un grand malheur. Philippe vint me voir. Son langage ainsi que son aspect me frappèrent. Ils contrastaient avec ceux des gens disposés à compter avant tout sur le hasard et sur la générosité publique. Un entretien qu'il vous importe assez peu de connaître et dont la révélation, d'ailleurs, m'est interdite, eut pour conséquence l'in- térêt le plus vif en faveur de mes nouveaux paroissiens.

« Mmc Laurent, mal remise de commotions dou- loureuses, ne pouvait rien entreprendre ; en revanche, Philippe demandait à exercer immédiatement son courage. #

h Que l'existence de ma chère mère soit assurée et « que la santé lui revienne, disait-il; pour cela je ne >.< reculerai devant aucun genre de travail. »

ACTE III, SCÈNE II 291

« Je me rappelai que plusieurs habitants des environs avaient souvent déploré les exigences de professeurs de musique obligés de venir tout exprès d'Angouléme. Je présentai Philippe ; il obtint des élèves, dont les progrès rapides, inespérés, lui acquirent une sympathie générale. On crut devoir l'exprimer d'une manière non moins flatteuse pour le protecteur que pour le protégé ; ainsi s'explique la présence de l'instrument que vous venez d'entendre. Une somme à laquelle s'ajoute le prix des leçons permet une existence bien modeste, mais exempte au moins des graves soucis du lendemain. »

le colonel [reprenant le journal).

Et cœtera! et cœtera? Lut-on jamais rien de plus flatteur et n'est-il pas affreux de comparer ce qu'il y a de charmant dans les apparences de cet hypocriste avec les tristes vérités que nous connaissons? Un artiste apprécié, admiré, mis en évidence par la force même de son talent, peut devenir bientôt un homme célèbre, et cet homme cache au fond de son âme les dispositions, déjà précisées par un fait indéniable, d'un joueur doublé d'un voleur! Quel sujet d'étonne- ment et d'épouvante ; car, alors, à qui se fier désor- mais? A qui? à qui !

Mon oncle ! espérons que la faute, que le crime, dont vous avez bien raison de gémir, n'auront point de récidive.

292 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

LE COLONEL.

jN'on! non! ils n'en auront point; quand je devrais pour les empêcher avouer tout au brave curé qui en serait probablement la première victime.

gaston [effrayé des menaces du minitel et de la façon avec laquelle il semble s' apprêter à sortir pour exë- cuter ce qu'il a dit).

Mon oncle ! mon bon oncle ! vous ne mettrez pas à exécution cette menace ! un bon retour sur lui-même a déjà sûrement épuré l'àme que vous jugez si noire. Un scandale, cause du plus horrible désespoir, frap- perait deux victimes! Vous regrettez l'impunité du fils! oubliez-vous la mère? Comment! vous me con- seilliez tout à l'heure de ne plus songer à tout cela et vous semblez prêt à l'envenimer de la façon la plus cruelle?... Non? non! un accès d'indignation vous égare! vous ne céderez pas à une idée pareille!... [Avec une émotion croissante qui devient excessive, et se prenant la tète à deux mains.) Mon Dieu! est-on coupable, irrémédiablement coupable, pour avoir commis une fois, une seule fois! une action certaine- ment bien honteuse, mais à la réparation de laquelle on offrira toutes les preuves d'un éternel repentir?

LE COLONEL.

Quelle chaleur à défendre ce malheureux!. ..(A -par t.) Y aurait-il eu connivence? et l'exaltation qui m'é-

ACTE III, SCÈNE III 293

tonne tiendrait-elle à des remords personnels? Voilà ce qu'il faut à tout prix que je sache. (Haut.) Eh bien, non, je ne donnerai pas suite, sans de nouvelles rai- sons du moins, au projet d'avertir le protecteur de Philippe; mais on vient; silence! que nulle parole imprudente ne vienne faire ce que je promets de retarder jusqu'à nouvel ordre;

GASTON.

Oh! merci! merci !

LE COLONEL.

Jasmin ! déjà de retour?

SCÈNE III

LES MÊMES, JASMIN.

Ouf!... Je ccois n'avoir jamais tant couru de ma vie!

LE COLONEL.

On t'envoie nous avertir qu'il est temps de rentrer aux Thibeaudières?

294 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Mieux que cela; vous avertir que M. de Gerval et toute sa famille vous attendent ici même, chez M. le curé qu'ils viennent visiter.

LE COLONEL.

Ah! fort bien. J'en suis enchanté. (.4 Gaston.) Tu vas faire connaissance avec un des meilleurs hommes que j'aie jamais vus. (Il prend le bras de Gaston et dit à Jasmin.) Ah! mon petit Jasmin, te voilà remplacé ; entre nous, je ne perds pas au change.

Allez! allez! Monsieur, je ne suis point jaloux et vous avez l'air trop heureux du retour de M.Gaston pour que je ne le sois pas également.

LE COLONEL.

Eh! eh! mais dis donc! sais-tu que voilà qui n'est pas mal tourné du tout?

GASTON.

Et le pliant, qui s'en charge?

JASMIN.

Moi, Monsieur; mais avec votre permission, je

ACTE 111, SCÈNE IV 29Ô

m'en vais me reposer une minute. Vous savez est l'entrée du presbytère ?

LE COLONEL.

Oui! oui! sois tranquille!

SCÈNE IV

JASMIN, seul.

(Il n'est pas plus tôt seul que son air fatigué disparait pour faire plare à sa vivacité habituelle.) Vous avez cru que je tenais véritablement à m'asseoir ? Pas du tout. C'était une frime. Je voulais rester en arrière pour voir une ebose qui m'étonne, oh! mais qui m'étonne!... (Il va et vient en curieux de ce qui se passe au dehors.) Figurez-vous... Ah! mais ! au fait, pour- quoi le dire? Si je me trompe, c'est pas la peine et si c'est vrai, nous le verrons bien tout à l'heure. (Il remonte.) Eh bien, non? je n'avais pas la berlue, et quoique toujours courant, je reconnaissais aussi bien Christophe Gasparin que Philippe Laurent; les voilà tous les deux; oui, mais quelle différence ! L'un vêtu comme un pas grand'chose et l'autre habillé comme un beau monsieur d'Angoulèrne! Le premier attablé là-bas devant un cabaret, le second sortant de l'église l'en entendait tout à l'heure, quoique nous ne soyons pas dimanche, une musique à vous faire

29G LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

pleurer sans savoir pourquoi. . . Tiens ! tiens? mais il tombe des gouttes et voilà M. Philippe et plusieurs paysans qui viennent se mettre à couvert par ici. J'ai idée qu'il aimerait autant ne pas me rencontrer, à présent qu'il est brouillé avec M. de Grandpré. Fai- sons-nous mince comme une anguille de buissons et tâchons de gagner le presbytère sans qu'il m'aper- çoive... Heup ! ça y est!... Eh! le fauteuil portatif du colonel que j'allais oublier! Ah! c'est pour le coup qu'il se mettrait en colère! (Il sort à droite comme quelqu'un qui s'esquive ; pendant le même temps, on mit accourir par lu grande ouverture du fond quelques paysans dont un tient un vieux parapluie tout percé au- dessus de Philippe.)

SCKNE V

PHILIPPE, JEROME, BERTRAND, et autres

PAYSANS.

Merci, mon cher Bertrand, merci. Tout vieux qu'il est, votre parapluie peut encore, vous voyez, rendre un bon service.

BERTRAND.

Comme son maître ; il suffit de ne pas être fier avec lui.

ACTE ni, SCÈNE V 297

PHILIPPE.

Est-ce un reproche?

BERTRAND.

Eh! eh! m'est avis que vous pourriez ben quéque- l'ois soulever vot' chapeau devant les ceux qui aviont ôté leur bonnet.

Ah! père Bertrand, vous auriez tort de m'en vou- loir. Si j'ai mal répondu à vos saluts, allez, c'est bien sans le vouloir.

JÉRÔME.

C'est ce que je lui ai dit ; mais le vieil entêté croit toujours qu'on le méprise.

Oh ! oh ! penser ainsi de moi ne serait pas aimable : aurais- je en vous un ennemi, quand tout le village se plaît à m'accueillir le mieux du monde ?

BERTRAND.

Je vous salue toutes les fois que je vous rencontre et vous passez votre chemin, sans seulement regarder de mon côté.

17.

398 i.e secrétaire du colonel

Voilà par exemple, un reproche que je ne mérite guère. Je ne vous ai pas vu, occupé sans doute que vous étiez dans votre jardin dont les murs de clôture sont assez élevés.

BERTRAND.

Ah! vous voyez bien que vous m'avez vu, puisque vous savez ce que je faisais.

Philippe {jugeant que le mieux est de rire).

Eh bien, je promets à l'avenir de saluer votre jar- din ; comme cela, si vous y êtes, mon coup de chapeau ne vous échappera pas. (On rit.)

BERTRAND (l'CXé).

Je demande la politesse qui m'est due et non de mauvaisesplaisanleries. Presque menaçant.) Monsieur Philippe, vous êtes l'ami de M. l'adjoint, mais c'est pas une raison pour vous gausser du pauvre monde.

PHILIPPE.

Ah çà, qu'est-ce qu'il a? qu'est-ce qui lui prend?

BERTRAND.

Suffit ! je m'entends et je n'ai pas autre chose à vous dire.

ACTE III, SCÈNE V 209

Mais moi, compère, j'ai une réponse à te faire et pas plus tard que tout de suite.

BERTRAND.

A moi, toi?

A toi, moi! M. Philippe est un bon jeune homme, poli, gentil, serviable et de plus, un joueur d'orgue dont il paraît qu'on ne trouverait pas le pareil à trente- six lieues à la ronde. As-tu pas vu comme les plus riches de l'endroit sont qui l'écoutiont, qui le relu- quiont, comme si c'était une vermeille? Ehben, quand on a tant de biaux airs dans les doigts, faut croire que la tête a ben aussi quêque chose qui n'est pas dans le bon sens habituel de tout un chacun ; alors, dame, en ce cas, du reste, après tout, c'est à voir !... comprends-tu?

BERTRAND.

Je comprends que tu es l'ami de l'ami de M. l'ad- joint; et que tu n'es pas fâché de l'occasion pour mo- lester un père de famille qui n'a pas toujours eu du bonheur en ménage.

JÉRÔME.

Et toi, veux-tu que je te dise qui tu es? L'ami d'un

300 LE SECRÉTAIRE DE COLONEL

drôle de paroissien qui rôde ici depuis quelques jours, paye chopine à ceux-là qui ont soif et n'est pas chiche d'un mauvais conseil, toutes fois et quand il croit avoir trouvé un garnement de son espèce ! Tu as beau me regarder; oui, mon vieux, c'est ça et pas autre chose. Tu as la tête faible. Un pochard t'invite et ni vu ni connu, c'est plus toi du tout; et sans le riflard qui ne te quitte guère, on ne dirait jamais en te rencontrant avec ce va-nu-pieds : v'ia le père Ber- trand, un honnête homme, le brave père de huit gar- çons et de vingt-quatre petits-enfants qui passe!

BERTRAND.

Tu mécanises ma progéniture, à présent?

JÉRÔME.

Non ! mais je dis que tes petits-enfants ont un fichu grand-père ! Et tout ça, pourquoi ! parce que tu fré- quentes un mauvais garnement, un paresseux, un ivrogne !

BERTRAND.

C'est comme çà que tu traites mon excellent ami? Ah ! ah ! je voudrais qu'il t'entende !

ACTE III, SCÈNE V 301

SCÈNE VI

LES MÊMES ; GASPARIN {qui, peu à -pou, s'est appro- ché sans qu'on le voie et n'a rien perdu des derniers mots; à part).

C'est fait! je tiens mon cauchemar et nous allons voir ce que nous allons voir ! (77 va se poser devant la porte en crâne, les reins cambrés, le chapeau en arrière, les manches de sa blouse retroussées.)

Allons! Allons! Messieurs, une scène qui n'aura pas de suite, je l'espère, dure depuis assez longtemps. La pluie a cessé, profitons de l'intervalle qu'elle nous laisse pour gagner chacun notre demeure.

Bien parlé, Monsieur Philippe ; aussi, tous les braves ' gens sont-ils avec vous. (Aux deux paysans, persan- tonnages presque muets.) N'est-ce pas, vous autres?

LES DEUX PAYSANS.

Oui ! oui ! la besogne nous réclame..

PHILIPPE.

Partons donc! sans rancune, père Bertrand?

302 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Vous refusez la main que je vous offre ? A votre aise. (A Gasparin qui s'oppose à son départ.) Ah! çà, brave homme! Nous laisserez-vous passer, oui ou non?

Non!

tous (exeeptè Bertrand). Comment, non!

GASPARIN.

J'en veux à ce muscadin-là; c'est lui qui est cause qu'on a insulté mon ami Bertrand et je veux qu'il paye pour tout le monde.

LES DEUX PAYSANS.

En v'ia un enragé !

Oui, mais nous sommes là, mon bonhomme; et si tu t'avises de toucher seulement du bout du doigt ce jeune monsieur, c'est à nous tous et à moi particuliè- rement que tu auras affaire.

Je ne vous connais pas, je ne puis vous avoir of- fensé; que voulez-vous!

ACTE III, SCÈNE VI 303

gasparin [le bravant et s' approchant, à tel point que Philippe, en haine d'une querelle, est forcé de reculer un peu, ce dont il profite pour le braver encore da- vantage).

Tu ne me connais pas! Tune peux m'avoir offensé? Tu demandes ce que je veux? Eh bien, écoutez! écoutez, tous !. .. [Grasseyant et vacillant comme un ivrogne, sans, toutefois, perdre absolument l'équilibre et la suite de ses idées.) Vous m'aviezbien nommé. père Jérôme, je suis Christophe.

Philippe part). Mon prédécesseur chez M. de Grandpré!

GASPARJN,

Christophe Gasparin, que Ton crut longtemps heu- reux à Angoulême et qui, maintenant, rudoyé, mal- mené par tout le monde, sait à peine reposer sa tête. Vouschuchottez! Vous demandez à qui la faute, si j'ai perdu avec une position qui faisait des envieux le goût de la toilette et des belles manières !

Aune mauvaise nature, probablement; à des défauts que l'on ne pouvait supporter et qui vous ont fait mettre à la porte.

304 LE SECRÉTAIRE PU COLONEL

gasparin [désignant Philippe avec un geste furieux).

Du tout! A Monsieur! qui voulait ma place, qui a fini par l'obtenir; et pourquoi? pour en abuser de la façon la plus odieuse.

TOUS.

Ah!

Que dit-il?

GASPARIN.

Ce que je dis? la vérité, parbleu ! Et vous le savez bien, puisque mes paroles vous font pâlir, et que mon seul nom suffisait déjà pour que vous deveniez tout rouge !

PREMIER PAYSAN {ciUX (lUtrOt).

C'est vrai pourtant qu'il était comme une pivoine.

deuxième paysan (de même). Et le voilà comme un linge!

Philippe mi-voix . Eh! quoi! malheureux! vous savez...

ACTE III. SCÈNE VI 30'

OASPARIN.

Je sais tout !... hein! comme il voudrait m'enjoler! (A très-forte voix.) Non ! non ! Christophe Gasparin peut avoir tous les défauts, tous les vices, mais ce n'est pas un voleur !

Un voleur !

Philippe, "part). Oh! cet homme ! est-ce le ciel ou l'enfer qui l'envoie?

GASPARIN.

J'ai dit un voleur et je le répète: vous doutez de mes paroles, braves gens ? regardez celui que j'accuse; a-t-il l'air d'un innocent?... doutez-vous encore ? Allez au château des Thibeaudières, interrogez le colonel de G-randpré, en visite chez M. de Gerval. Il avait bien promis que le secret de sa dernière entrevue avec son beau secrétaire ne sortirait point de la maison ; il oubliait que la colère a une voix pénétrante et que les murs ont des oreilles!

TOUS.

Ali! cà, mais ce qu'il dit est abominable!

305 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

BBRTRAND.

Oui; mais regardez M. Philippe! Le tonnerre tom- bant à ses pieds lui causerait-il plus d'épouvante?

Philippe (après une pantomine très-expressive)..

Mon Dieu! mon Dieu! m'entendre accuser ainsi!... Et, cependant, je ne puis rien dire... à quoi servirait tout ce que j'ai fait?... Ah ! Gaston ! Gaston ! comme il faut que je vous aime !...

Mais défendez-vous donc, M. Philippe ! défendez- vous donc.

PREMIER PAYSAN.

Soutenez à ce garnement qu'il a menti comme un ivrogne qu'il est !

DEUXIÈME PAYSAN.

Dites le seulement une fois, et nous allons le jeter dans la rivière.

gasparin (avec un r/ros rire).

Ah ! ah ! oui, mais Monsieur est parfait. Monsieur ne voudrait pas mentir !

ACTE III, SCÈNE VI 30"

Philippe part).

Mon Dieu ! Je supporterais encore cette nouvelle épreuve ; mais ma mère, ma pauvre mère, si toutes ces clameurs parvenaient jusqu'à elle, que devien- drait-elle, avec tant de honte! que deviendrait-elle?

.térôme qui les autres personnages, moins Gasparin, qui se tient à Vêcart, ont parlé avec beaucoup de vivacité, pendant l'à-parté quiprécède).

Oui! oui! vous avez raison, j'ai été trompé par des airs doucereux qui en ont dupé bien d'autres ; mais c'est fini. Je voyons clair dans le jeu de M. l'organiste et autant vous m'avez vu disposé à le défendre autant vous allez me voir prompt à faire justice d'un hy- pocrite et d'un voleur.

PHILIPPE.

Dois-je sérieusemeni songer à me défendre?

BERTRAND.

Vous parliez de jeter mon ami Christophe à la ri- vière; eh bien, c'est à ce faux honnête homme que nous allons faire faire le plongeon.

(Pendant que Gasparin se frotte les mains, arec une

satisfaction réelle.)

Oui ! oui! oui! à la rivière ! le menteur ! l'hypo- crite et le voleur ! à la rivière !

308 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Qu'entends-je ! mais n'ai-je donc autour de moi que des méchants et des fous ? {Essayant de résister aux bras qui s'avancent pour le saisir.) Mes amis, voyons... je vous en prie... revenez à vous... écoutez-moi.

JÉRÔME.

Nous ne sommes pas vos amis! Eh bien, vous au- tres ! qu'attend-on pour débarrasser le village de ce mauvais paroissien-là?

TOUS.

Allons ! allons ! à rivière ! à la rivière !

Philippe (saisi, entraîné, malgré une résistance, qu'il juge bientôt inutile, ne sait plus ques'éerier):

Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !

GASPAKIN.

Enfin! enfin ! je vais donc être vengé !

SCÈNE VU

LES MÊMES; GASTON, JASMIN.

jasmin (arrive de droite et frappant sur l'épaule de

Gasparin). Pas encore ! mon bonhomme !

ACTE III, SCÈNE VII 309

GASPARIN .

Hein !

gaston {paraissant au fond, juste à temps pour em- pêcher le groupe furieux de remonter tout à fait).

Que vois-je? arrière ! misérables!

JÉRÔME, PHILIPPE.

Le neveu du colonel!

BERTRAND.

Eh ben, après ? qu'est-ce qu'il peut nous faire, cet autre muscadin-là?

Je puis et je prétends vous empêcher de commettre une infamie. Arrière, vous dis-je!

(.-1 part.) Gaston lui! seigneur! et dans un pareil moment !

TOUS.

Mais, Monsieur...

310 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

Assez! assez ! je ne veux rien entendre et si vous ne voulez pas que je vous fasse mettre en prison, allez-vous-en!

tous (effrayés).

OU ! oh ! peste !

PHiLirrE. M. de Grand pré serait-il aussi dans le village?

jérôme (que Gasparin cherche à exciter à l'écart). Mais, cependant...

GASTON.

Pas un mot de plus !

GASrARIN.

Ah! si les honnêtes gens à présent défendent les voleurs !

gaston (levant sa cravache).

Les voleurs ? c'est de pareilles indignités que vous accusez le meilleur do mes amis ? ah ! misérable !

ACTE III, SCÈNE VIII 311

GASPA.RIN.

Eh! il ne fait plus bon par ici ! Allons nous-en ! (Il s'esquive.)

Et moi, mon bonhomme, je ne te perds pas de vue. (Il sort, derrière lui.)

GASTON.

Quant à vous que je connais un peu mieux et dont la conduite me surprend étrangement, je n'ajouterai qu'un mot : je réponds de M. Philippe Laurent comme de moi-même.

JÉRÔME.

Au fait! si nous avions fait une sottise ?

BERTRAND.

Nous le verrons bien ; venez vous autres et pre- nons patience ! (Ils remontent, suivis de Gaston qui achève de les congédier.)

SCENE VIII

GASTON, PHILIPPE, LE COLONEL droite).

le colonel part). Voilà, je crois, le moment de savoir toute la vérité.

312 LE SECRÉTAIRE PU COLONEL

(// disparaît mais de manière à prouver qu'il sera tou- jours là.)

PHILIPPE part, sur le devant à droite.) Que va-t-il se passer ? Que va-t-il oser me dire?

gaston [redescendant.)

Ah çà ! mon cher Philippe ! ce que j'entends, ce que je vois depuis cinq minutes me surpasse. Com- ment! vous convaincu d'avoir commis un vol! est-ce possible ? est-ce possible ?

PHILIPPE.

Toute action, noble ou infâme, a son auteur. Pour ne pas trahir le vrai coupable, il fallait bien designer un innocent.

GASTON.

C'est-à-dire que cet innocent, c'est vous ? à la bonne heure ; mais pourquoi n'avoir pas fait à M. de Grand- pré, mon oncle, une réponse aussi franche? Pouvez- vous douter de sa préférence à considérer en vous un ami plutôt qu'un criminel?... Mais qui donc méritait de votre part un si grand sacrifice ?

PHILIPPE.

Vous le demandez ?

ACTE III, SCÈNE VIII 313

GASTON.

Et j'attends avec la même curiosité, la même impa- tience, l'explication des regards, des accents étranges qui de vous à moi me surprennent à un point que je ne saurais exprimer; eh bien, qui vous empêche de répondre '.

Une chose faite pour exciter une surprise autre- ment grande que celle dont vous parlez est l'igno- rance que vous afl'ectez à propos des raisons toutes puissantes qui déterminèrent ma conduite.

Quelles raisons?

Gaston ! vous agissez d'une façon bien cruelle!... non-seulement vous semblez avoir perdu la mémoire, mais on dirait que vous ne comprenez même pas ce qu'ily a de pénible à rappeler combien il était urgent que je n'oubliasse pas moi-même les droits que vous aviez à mon dévouement.

gaston {avec une certaine hauteur involontaire).

Philippe ! à propos de quoi me tenez-vous un pareil langage?

18

314 LE SECRÉTAIRE DU COLON la

PHILIPPE.

En vérité, cela passe toutes les limites !... mais cet argent, malheureux ?

GA.STON.

Quel argent ?

Celui qui disparut de chez M. de Grandpré, en même temps que vous partiez d'Angoulême... Ah! Gaston! Gaston! c'est mal à moi de vous le repro- cher, sans doute ; mais combien votre conduite fut coupable et combien, surtout, elle m'a fait souffrir.

Qu'entends-je ? et que vois-je... ces regards à la fois pleins de tristesse et d'orgueil ! (Avec un cri.) Je comprends! je comprends! Ah! Philippe! cher Phi- lippe! (Après lui avoir pris et serré les mains avec e/fusion.) Mais, grand Dieu! votre dévouement de- vait-il s'égarer d'une façon pareille?

PHILIPPE.

Au nom du ciel, parlez moins fort! on pourrait vous entendre et c'est bien alors que tout serait perdu!

ACTE III, SCÈNE IX M 15

GASTON.

Ah! çà, je n'ai donc pas été clair? vous continuez sérieusement à me confondre avec le voleur?

Ce n'est pas vous?... Ah! Dieu soit béni!... Car les forces commençaient à trahir mon courage!... Mais qui donc?

Eh! voilà ce qui m'importe et doit vous importer assez peu ; mais venez, cher Philippe, venez avec moi raconter tout à mon oncle !

SCÈNE IX

LES MÊMES; LE COLONEL.

le colonel {paru depuis un instant, cl qui descend vers eux).

Inutile !

LES DEUX JEUNES GENS.

Monsieur de Grandpré !

316 LE SECRÉTAIRE PU COLONEL

LE COLONEL.

Les chuchottements de Jasmin, la brusque sortie de Gaston m'avaient intrigué. Malgré ma goutte, je suis arrivé derrière eux assez vite pour ne rien perdre d'un entretien qui a rempli mon àme de la plus douce ivresse... Philippe! généreux enfant! comment expri- mer le bonheur de vous retrouver toujours digne de notre estime et de notre affection?

PHILIPPE,

Cependant, il existe un coupable.

LE COLONEL.

Oh ! celui-là, qu'il parvienne à se découvrir, mon plus grand désir est de l'abandonner sans miséri- corde aux sévérités de la, justice !

S€ÈNE X

LES MÊMES; JASMIN, suivi des paysans ayant à leur tête JÉRÔME et BERTRAND : puii OAS- PARIN.

Monsieur, Dieu veuille que tous vos souhaits se réalisent comme celui-là !

ACTE III, SCÈNE X

GASTON, PHILIPPE, LE COLONEL.

Comment !

LE COLONEL.

Le gredin dont nous parlons?

JÉRÔME.

Est Christophe Grasparin, un garnement qui fut cause de violences dont nous demandons mille par- dons à monsieur Philippe.

Oublions tout cela ; mais dites-nous comment vous avez pu savoir que cet homme était le vrai criminel.

JÉRÔME

Parle, toi.

BERTRAND.

J'ose pas.

PREMIER PAYSAN.

Est-il bête!

DEUXIÈME PAYSAN.

Et toi ?

318 LE SECRÉTAIRE DU COLONEL

PREMIER PAYSAN.

Moi, non plus.

DEUXIÈME PAYSAN.

En ce cas, toi aussi.

jasmin (s'avançant).

Voilà ce que c'est : Gasparin, furieux de la protec- tion accordée à M. Philippe, s'en prenait à tout le monde. Les gros mots attirent les coups de poing. Dans la bagarre, les poches de l'ivrogne se sont ren- versées et vidées sur la place. Ah! Messieurs! que de pièces blanches de toutes les grandeurs! au moins pour six cent soixante-dix-neuf francs cinquante cen- times!

' LE COLONEL, PHILIPPE, GASTON.

Ah ! ah ! c'était une terrible preuve !

JASMIN.

Aussi, fallait voir comme aussitôt Christophe était saisi de frayeur et comme il perdait la tête ; je l'en- tends encore : « A moi ! c'est à moi ! rendez-moi mon argent ! qui dit que je l'ai volé? ce n'est pas vrai ! qui pourrait m'accuser, d'ailleurs ? on ne m'a pas vu, j'en suis sûr! »

ACTE III, SCÈNE X 319

LE COLONEL.

Le drôle se dénonçait lui-même !

JÉRÔME.

Aussi est-il déjà en bonnes mains; voyez! voyez!

oasparin (qu'on emmène au fond).

Mon ennemi triomphe, c'est égal, je lui ai fait pas- ser un fichu quart d'heure!

BERTRAND.

C'est plus un homme. C'est une bête féroce ; avais- je assez raison de me méfier des discours de cet indi- vidu-là !

les deux paysans (riant). Ah ! ah !

C onnue, la rubrique, vieux farceur! Maislaissonscau- ser ces Messieurs, et n'oublions pas que le travail nous appelle. (Ils sortent en causant par le fond; pendant ce temps, on comprend qu'une explication définitive a lieu entre les trois personnages principaux, réunis en groupe à l'écart et gui, alors, viennent reprendre le milieu du théâtre.)

32(1 LE SÉCRÉTAI HE PU COLONEL

LE COLONEL.

Allons! allons! je conçois vos scrupules, vos déli- catesses ; mais voici ma décision et je prétends qu'elle demeure sans réplique ; vous reviendrez à Angou- lême avec Mme Laurent, et, quant au reste, je m'en charge.

GASTON.

Pouvons-nous renoncer à une amitié fertile en si éclatants témoignages?

PHILIPPE.

A cela je répondrai : la plus grande gloire n'ap- partient-elle pas à ceux qui ont su m'inspirer cette amitié?

jasmin {paraissant au fond et descendant vers la gauche du public).

Tiens, monsieur Philippe ! la troisième personne à qui parler; voilà mon affaire !

(La toile tombe.)

FIS T1U TROISIEME ET DERNIER ACTE.

UN

HASARD PROVIDENTIEL

COMEDIE- V Al" DE VILLE EN UN ACTE.

PERSONNAGES

BALTHAZAR, jeune peintre, déjà sûr de son talent. CLAUDE, petit paysan d'une quinzaine d'années. M( LXTAREGRET. concierge.

Balthazar, excentrique, sans mauvais goût, aura le soin de porter toute sa barbe; ce détail est nécessaire. Le reste aura pour intention de montrer un artiste un peu répréhensible en ses allures, mais chez qui rien ne doit s'opposer au facile retour des bons principes qu'il semble avoir oubliés.

Claude est évidemment le principal personnage. Comique sans le vouloir, il brillera surtout par le coté sincère; pénétré du motif qui l'amène, on devra, dès le premier aspect, deviner un cœur plein de tendresse et de sensibilité, plutôt qu'un esprit ouvert à toutes les finesses. L'effet dépend de lui, et le sentiment poussé jusqu'aux larmes dont cette pièce est l'unique exemple en ce volume, promet certainement un succès à l'acteur qui, ayant épuisé les notes purement comiques ou légèrement attendries avec Joseph et Jasmin, se sentira de force à interpréter le jeune Claude.

Montarcgret, type comique répondant à. la tradition de ces sortes de rôles. On peut, à volonté, l'aire de lui un vieux tail- leur, un vieux cordonnier; c'est-à-dire adopter la figure et la tournure, auxquelles s'ajouteront tels et tels attributs profession- nels de rigueur, toujours présentés de manière à provoquer au 3 sourires du public,

UN

HASARD PROVIDENTIEL

COMEDIE-VAUDEVILLE EN UN ACTE.

Le théâtre représente une chambre-atelier d'artiste peintre. On voit, ça et là, par terre et sur les murs, des toiles, des plâ- tres, etc. Un chevalet, sur lequel est un portrait à l'huile, celui d'un forgeron armé de sou marteau et frappant sur une enclume (ce détail n'est pas de rigueur ; on le verra dans la suite). Cheminée à gauche; puis, du même côté, la porte d'entrée. Au fond, une alcôve, ou tout au moins un rideau la simulant, avec la facilité de passer derrière ce rideau, qui cachera un fau- teuil. — Un flambeau et des allumettes sur la cheminée. A droite, une fenêtre. Il fait nuit à la rampe, et la scène s'éclaira à l'arrivée des personnages.

SCÈNE PREMIÈRE

MONTAREGRET, un bougeoir à la main; CLAUDE, chargé d'un petit panier de campagne et d'un bâton.

montaregret {tournant (a clé dans la serrure, puis entrant le premier, au jeune paysan qui le suit d'un air timide). Entrez! mon jeune ami, entrez!.,, quand je vous

324 l'N BÀSARD PROVIDENTIEL

dis que tout peut s'arranger très-bien et que vous n'irez pas coucher à la belle étoile... entrez donc!

CLAUDE.

Vraiment, monsieur le concierge, vous êtes...

MONTAREGRIïT.

Pardon! chacun tient à sa dignité, n'est-ce pas? appelez-moi portier, si cela vous est égal.

Ça m'est égal ; je dis donc : vraiment, monsieur le portier, vous êtes fort aimable et je suis désolé de n'avoir pas eu, au lieu de pommes et de galette, un beau melon à vous offrir; mais, franchement, je n'o- serai jamais accepter votre proposition.

MONTAREGRET.

Bah! bah! laissez donc... tiens! au fait! pourquoi pas!"... (// allait poser son flambeau sur la cheminée; il aperçoit l'autre, l'allume el éteint le sien; puis à part): Voilà ce qui dénote l'homme pratique par ex- cellence!... (Revenant à Claude, embarrassé de son panier et de son bâton qu'il n'ose abandonner). Le cas est pourtant bien net; laissez-moi z'en récatipuler les détails : vous traversez le boulevard Montparnasse au moment des galopins trouvent un plaisir que je

SCÈNE 1 o'-io

n'hésite pas à qualifier d'infernal à molester marne Artémise Montaregret, mon épouse, laquelle revenait de voir notre fille unique avec son chàle rouge et son chapeau vert, cadeaux de noces qui me coûtèrent jadis les veux de la tète. (Ici et plusieurs fois dans la suite, Claude, ennuyé de son panier, cherchera timide- ment à s'en défaire ou ii le changer de bras; un geste ou un regard de son interlocuteur qu'il craint d'inter- rompre, l'obligera à le conserver encore ; tout cela, de part et d'autre, en évitant d'avoir l'air de courir après un effet comique. ) Mon Dieu l je sais bien nu' Artémise n'est plus à cinquante hivers ce qu'elle était à dix- sept printemps, un modèle de toutes les imperfec- tions... c'est toujours une femme. A ce titre, on lui doit le respect; or, cinq ou six galopins, dis-je, ne s'imaginiont-ils pas de comparer sa tournure et sa parure à un gros perroquet et de l'accabler de paroles que je n'hésite pas à qualifier d'irréuérentissieuscs, comme : « As-tu déjeuné, Jacquot? Oui! oui! oui! Et de quoi? Du rrrôt! » Je vous le demande, jeune paysan de la campagne, n'était-ce pas à faire dresser les cheveux... à ceux qui en ont, car moi, vous voyez... (Soulevant sa coiffure), les sourcils du ménage !... et, cependant, Artémise !... Mais revenons à vous, mon jeune ami, c'est-à-dire à une conduite que je n'hésite pas à qualifier d'héroïque : indigné de celle dont une faible fume était victime, vous tombez à coups de bâton sur les drôles qui prennent la fuite et marne Montaregret regagne, en votre compagnie, le domicile conjugal et politique.

19

326 UN HASARD l'ROYlliENTlEL

CLAUDE.

N'était-ce pas tout naturel?

MONTAREGKET.

Oui; mais ce qui ne l'était pas moins, ce fut de vous remercier d'abord, de vous prier d'accepter en- suite votre part du léger extra culinaire que nous nous permettons tous les dimanches, car c'est aujour- d'hui dimanche... mais qu'avez-vous donc à vous dé- mener comme ça?... votre panier vous gêne? les petites provisions qu'il contenait ont pourtant dimi- nué... Posez tout ça par terre...

CLAUDE.

Avec plaisir. (Il met le panier cl le bâton devant la cheminée.) Ouf! j'en ai les bras sans connaissance.

MONTAREGRET.

A propos de connaissance, la nôtre est faite... hein! comment avez -vous trouvé le gigot du locataire de la boutique?

Excellent

327

MONTAREGRET.

Le vin du vieux monsieur de l'entresol?

CLAUDE.

Parfait !

MONTAREGRET.

Et le cassis de la vieille dame du troisième?

CLAUDE.

Délicieux ! malheureusement, il était trop tard après cela pour continuer les recherches qui m'avaient inutilement pris la moitié de la journée.

MONTAREGRET.

Ah! oui ! à propos d'un compatriote...

CLAUDE.

Mieux que ça, d'un frère que je suis impatient de retrouver. C'est pourquoi, forcé de remettre à de- main de nouvelles démarches, à travers la capitale, j'accepte l'hospitalité que vous m'offrez.

MONTAREGRET.

Et cependant, cette chambre a l'air de ne pas trop vous convenir.

%

328 l".N HASARI» PROVIDENTIEL

CLAUDE.

Dame ! écoutez donc, monsieur Mont-k- Rebours...

montarégret {le reprenant).

Montarcgret !

Si le monsieur qui loge ici allait rentrer, savez- vous que mon embarras ne serait pas mince?

MONTAREGRET.

Éloignez des craintes que je n'hésite pas à quali- fier d' (illusoires. M. Ballhazar...

CLAUDE.

Voilà un nom !

MONTAREGRET ((Vuil 10)1 (le Cmifulunce).

Je ne vous dissimulerai pas un soupçon qui traversa plus d'une fois le cerveau d'Artémise : Balthazar doit être un sobriquet donné à notre locataire par des camarades non moins amateurs que lui de festins et de régalades soignées. Bref, M. Balthazar est un peintre d'histoire qui ne fait que des portraits. A preuve tenez ! le forgeron d'en face, avec son enclume et

329

son marteau. (// montre une toile visible ou non pour le public, selon qu'on a pu ou non se procurer cet accessoire). Je ne vous dirai pas qu'il est ressemblant; mai?, à coup sûr, il est frappant.

claude [riant comme lui du jeu de mot). Oh ! oh ! oh !

MONTAREGRET.

M. Balthazar m'a dit, pas plus tard que ce matin : mon cher monsieur Montaregret (il est poli, mon locataire). Je m'absente pour huit jours, attendez- moi dans six semaines. Donc, cette chambre est libre et vous auriez tort de vous srèner.

Eh bien, je n'hésite plus, monsieur Monte-à- Reculons.

MONTAREGRET.

Montaregret... Je vous laisse... Eh! mais n'empor- tons pas la bougie du locataire... Ce serait d'une indé- licatesse !... [Il allume et reprend son flambeau, sans, bien entendu, éteindre l'autre.)

CLAUDE

Y a-t-il un verrou à cette porte ?_

330 UN HASARD PROVIDENTIEL

MONTAREGRET.

Bon ! seriez-vous peureux, par hasard?

claude (riant). Par hasard, non... Quand il n'y a personne.

MONTAREGRET.

Que serait-ce donc, s'il arrivait du monde?... Mais soyez tranquille. Depuis quinze ans, on n'a encore as- sassiné que trois fois dans notre immeuble.

CLAUDE.

Ah ! mon Dieu ! si quelqu'un frappait?

MONTAREGRET.

On ne frappera pas ; ensuite, vous n'auriez qu'à ne pas ouvrir. Je vais vous enfermer à double tour avec ma seconde clef. Je monterai dès l'aurore.

CLAUDE.

Je vous serai bien obligé.

MONTAREGRET.

Je tombe de sommeil... Une fois couché, le ton-

SCÈNE II 331

nerre ne m'éveillerait pas... Bonsoir, monsieur Claude...

CLAUDE.

Bonsoir, monsieur Monte-malgré-lui.

*

MONTAREGRET.

Montaregret, donc!... Vous m'écorchez toujours, mais il n'y a pas de mal ! (Il sort.)

claude (au travers de la porte fermée). A demain matin, sans faute?

montaregret. Oui! oui ! {On entend le cric-croc de la serrure.)

SCÈNE II

CLAUDE (consultant sa montre).

Seul, à onze heures du soir, chez un inconnu que je ne connais pas... Il est vrai que son absence diminue singulièrement mon embarras... C'est égal, c'est de l'aplomb tout de même et si grand-père et grand'mère savaient cela, quelle surprise ! quelle inquiétude!...

332 l N HASARD PROVIDENTIEL

Mais ils ne soupçonnent pas seulement mon voyage, car c'est du village voisin que s'est opéré mon départ.

Air de Risette.

De matin, lorsque je pris

Le chemin d'fer fie Paris,

En troisième,

Tous mes amis,

Réunis

Redoutaient plus mille ennuis

Que moi-même. Vai voisin, le pèr' Vincent, Dit tout Las, en m'embrassant :

Dieu te garde ! A Paris, depuis longtemps, Aujourd'hui plus qu'en tout temps Les hommes, petits et grands. Souvent sont méchants. Prends garde! prends garde! prends garde

Oui ! mais j'ai mon bâton, et, au mois de juillet, il fait jourde bonne heure... (Examinant l'intérieur il se trouve,) Eh ! mais je n'avais pas remarqué... Voilà des affaires!. Et puis, tout ça, et puis encore tout ça!... Oh! quelle vilaine figure ! elle me rappelle Croque-Mitaine, dont le seul nom me donnait la chair de poule, quand je n'étais pas sage et qu'on m'enfer- mait dans le poulailler!. (Après un coup d'œil général à toute la chambre assez imparfaitement éclairée au fond ei dans 1rs coins.) Non ! non ! je me connais. Je suis brave, en plein jour! mais je n'oserai jamais

333

coucherdans cette alcôve toute noire !... Je vaism'ins- taller tout habillé sur un fauteuil, derrière ce rideau... Un pareil siège vaut une botte de paille, je suppose, et. comme j'ai souvent dormi dans une grange, cela doit aller tout seul (Il souffle la bougie et va pour s'installer dans le fauteuil que cache le rideau. La huit se fait en même temps à la rampe : hésitant au milieu des ténèbres.) suis-je?... Ah ! voilà.. Ça y est !... Oh ! ah! eh! saperlottî ! que c'est dur!... On a rembourrer ce fauteuil avec des noyaux de pêche!.. Ah! bah ! je m'y ferai ... C'est égal, c'est dur tout de même, c'est bien dur \.. (S* endormant.) Oh ! oui... oui... C'est... c'est bien... (// a prononcé les derniers mots d'une voix de plus en plus influencée par le besoin de sommeil. Moment de silence ; puis on entend grincer uneelef dans la serrure, et la porte s'ouvre.)

SCÈNE III

BALTHAZAR; CLAUDE peu près invisible).

balthazar (entrant vivement).

Les Montaregret dormaient comme des marmottes; je suis sûr qu'ils m'ont ouvert sans s'en apercevoir... Voilà une aventure! Ces choses-là n'arrivent qu'à moi! Figurez-vous... mais si je produisais au préalable un peu de lumière ?.. . (II. avait en parlant gagné la droite.

19.

334 UN UASARU PROVIDENTIEL

// revient à la cheminée il cherche, un feu à tâ- tons, des allumettes et le /lambeau ; mais, en route, il a heurté une chaise et dit ) : Eh ! doucement ! tâchons de ne rien nous casser !

claude part, écartant légèrement la tenture qui le cache).

Mon Dieu! il m'a semblé entendre...

BALTHAZAR.

îs'aurais-je plus d'allumettes?... ce serait drôle! ce serait fort drôle !

CLAUDE.

Je me serai trompé. (7/ laisse retomber le rideau.)

BALTHAZAR.

Ah! enfin ! (Il fait partir une ou deux allumettes et parvient éi obtenir de la lumière ; le jour doit revenir aussitôt (i la rampe.)

claude (avec les mêmes précautions).

Cette fois, j'ai bien entendu. {Ébloui par la clarté soudaine.) Ah ! mon Dieu !

balthazar (se retournant, son pambeau à la main). Hein? je crois que l'on a dit : Ali! mon Dieu! se-

SCÈNE III 33."

rait-ce le forgeron? nous allons bien voir! (// a re- monté, en regardant un peu partout. Il se trouve en face de Claude qui, lui-même, a bondi de son fauteuil, sans pourtant oser avancer.)

CLAUDE.

T'n homme à barbe !

BALTHAZAR.

Que vois-je?

CLAUDE.

Un voleur, bien sûr !

BALTHAZAR.

Un petit campagnard !

Claude (réfugié dans les plis du rideau et ne montrant plus que la tête).

N'approchez pas !

BALTHAZAR.

Qu'est-ce que cela signifie?

CLAUDE.

Allez-vous-en, monsieur! allez-vous-en tout de suite, ou je crie : au secours !

336 l\ HA -Mil' PROVIDENTIEl

BALTHAZAR.

Mais je suis chez moi ici.

claude [avec unpns en avant). Chez vous?

balthazar [allant poser le flambeau sur la cheminée il restera jusqu'à la fin).

Certainement.

claude (plus hardiment).

Ah! par exemple, est-ce que vous seriez?...

BALTHAZAR.

Je t'invite à ne pas en douter.

CLAUDE.

Monsieur Bal

BALTHAZAR.

thazar en personne.

claude (avec un pas en arrière).

Impossible!

SCÈNE III 337

BALTHAZAK.

Et pourquoi cela, s'il te plaît?

CLAUDE.

Le monsieur dont je parle est absent pour plus d'un mois.

BALTHAZAR.

Qui a dit cela?

CLAUDE.

M. Monte-sans-Plaisir.

BALTHAZAR.

....aregret!... ne déchirons pas un brave homme... J'avais, en effet, un instant caressé l'espoir d'une absence de quelque durée ; un camarade, sur lequel je comptais pour m'aceompagner, a changé d'avis, et le voyage s'est borné à une modeste promenade. (Chan- gement de ton.) Mais, je ne vois pas pourquoi je te conterais mes affaires, jeune villageois; n'est-ce pas plutôt à toi de m'expliquer le motif de ta présence ?

claude part, voyant l'autre ôter son pardessus, son chapeau et vider ses poches d'objets divers, en

338 UN HASARD rROVIDKNTIEL

homme qui rentre chez lui et prétend se mettre tison aise).

Au fait ! un voleur ne viderait pas ses poches, ne suspendrait pas ses habits au porte-manteau, ne dé- barrasserait pas aussi tranquillement un siège...

p.althazar (qui a fait tout cela comme on le disait, et est venu s'asseoir à gauche, avec une chaise prise autre pari).

Eh bien? cette explication nécessaire des appa- rences les plus équivoques?

CLAUDE.

Je ne demande qu'à vous la donner.

dalthazar (satisfait et prêt à écouter). Ah!

CLAUDE.

M. Montaregret m'a offert cette chambre je pouvais, croyait-il, passer la nuit.

BALTHAZAR.

On prend mon domicile pour une succursale du Grand-Hôtel? c'est bien; nous réglerons ça aux étrennes.

330

CLAUDE.

Monsieur, s'il faut vous en dire davantage... BALTHAZAR.

Certainement.

CLAUDE.

J'arrive de Sautilly-les-Ablettes, petit hameau voisin de la ville de Pontoise.

BALTHAZAR.

Il en a bien l'air... (Apercevant le panier qui gênait sa chaise.) Tiens!... (Il Vouvre.) Des pommes!... si j'en croquais une ou deux ? (// en choisit une ou deux.)

CLAUDE.

A votre service... oh! dame! il n'y en a plus guère... c'était pour me rafraîchir en route.

BALTHAZAR.

Ah ! ah ! ces pommes étaient des poires pour la soif?... Elles sont, ma foi, délicieuses... Tu disais donc?

CLAUDE.

Sautilly-les-Ablettes, Monsieur, n'est pas mon en-

340 UN HA>.\nn PROVIDENTIEL

droit natal... j'y suis en apprentissage pour devenir jardinier... mais, d'abord, il faut vous dire que j'avais un grand frère.

BALTHAZAR.

Tu l'as perdu?

CLAUDE.

J'espère le retrouver. On voulait en faire un tour- neur en ivoire ; mais l'état en question ne lui plaisait guère.

BALTHAZAR.

Il a mal tourné? (Il fouille une seconde fois dans le panier, n'attachant au récit de Claude qu'une atten- tion fort distraite.) Les belles et bonnes pommes!... de la galette aussi ? Ah ! ma foi, avec ta permission, jeune rustique, je me régale! (Il mord dans un mor- ceau de galette.)

Mon frère avait un excellent cœur; mais quelle tête ! Un jour, grand-père se fâchait après lui; je ne sais plus pourquoi; j'étais haut comme ma botte.

BALTHAZAR.

Quel âge avais-tu?

SCÈNH 1H 341

CLAUDE.

Neuf ans.

BALTHAZAR.

Kt, maintenant, combien?

CLAUDE.

Seize, aux petites laitues qui frisent.

BALTHAZAR part.)

Il est drôle! (ïïatit.) Continue...

Grand-père est vif! il tape rarement, mais quand il se met en colère, oh! saperlotte !

BALTHAZAR.

Je devine. Le grand frère s'est révolté?

CLAUDE.

Mieux que ça ; il a quitté le pays, en jurant de ne plus jamais revenir.

balthazar part, en s'êcartanl un peu du narrateur). Ah ! ça, mais c'est mon histoire que raconte-là ce petit bonhomme !

842 UN HASARD PROVIDENTIEL

CLAUDE.

Comment, Monsieur, votre histoire?...

balthazar (se reprenant).

J'ai voulu dire celle de dix-sept mille provinciaux venus à Paris malgré la volonté de leurs parents. (A part.) ! il a l'oreille fine ; prenons garde !

Dix-sept mille!... je ne vous contredirai point; cependant (avec un commencement de sensibilité), j'ai peine à croire qu'il existe en France tant de grand- pères et de grand'mères aussi affligés que les miens, depuis six ans, viennent les prunes de mirabelle!

BALTHAZAR part).

r

Plus je le vois, plus je l'écoute... (Haut.) Mon petit ami, c'est fort bien tout ce que tu dis ; mais, d'abord, il serait à propos de savoir à qui j'ai affaire; com- ment t'appelles-tu ?

Claude Forestier, Monsieur, pour vous servir, si j'en suis capable.

343

balthazar part, arec une stupeur difficile à comprimer). Mon frère!... qui l'envoie et que vient-il faire ici?

claude {ijui, celle fois, tout à son sujet, n'a rien remarque).

Je dirai donc, monsieur Bal-deHasard...

BALTHAZAR part).

Il est vraiment gentil, ce gamin-là!

claude [continuant arec beaucoup de sentiment).

Grand-père n'est plus jeune. Grand'mère non plus. Ils nous ont "élevés, ces pauvres vieux, car nous étions orphelins et je me suis laissé dire qu'ils ont mangé plus d'un morceau de pain noir pour nous as- surer du pain blanc... vous ai-je appris, monsieur, que Marcel était mon aîné?

BALTHAZAR (sOUriailt).

Je m'en doutais... Ah! ton frère s'appelle Marcel !... et connais-tu son adresse à Paris !

clai'de (riant malgré lui).

Ah ! ah! son adresse !... tenez, rien que d'y penser, ca me fait éclater de rire!... son adresse!... Un

341 IN 11ASAHD PROVIDENTIEL

nommé Antoine, rentré au village depuis dix-huit mois et qui fréquentait Marcel, m'avait écrit sur un bout de papier : c< Rue du Pas-de-la-Mule, 2. » J'y vais; parti rue Saint-Lazare... J'y vais encore; parti ruf des Moulins, à Belleville... J'y vais toujours; parti rue.,, ah! mon Dieu, cette adressè-là m'est sortie de la tête... J'y allais bravement, lorsqu'une bonne femme, en échange d'un léger service, m'invite à dî- ner avec son mari. La fatigue, la faim, l'approche de la nuit me décident; j'accepte, et voilà pourquoi M. Monte-au-Grenier finit par m'offrir... mais, on dirait que mon histoire, tout en ressemblant à celle de tant de monde, vous intéresse?

BALTHAZAR.

Oui! oui!... c'est-à-dire... oh! oh!... pas tant que tu voudrais bien le croire.

claude (étonné).

De quel air vous dites <;a !... et quel air vous avez encore, en me regardant!

baltiiazar part). Serais-je assez maladroit pour me trahir?

claude [de plus en plus intrigue). Voilà qui est drôle, tout tle même; voilà qui est

:-545

bien drôle! (Haut, à Balthazar, qui va et oient très-

agité.) Tous ne goûtez plus à mes pommes de rei- nette, et la bonne galette ne vous fait plus envie?

BALTHAZAR part)..

Le meilleur, pour en finir, est de l'envoyer au lit et de m'en aller avant son réveil. (Haut.) Tu dois tomber de fatigue, mon garçon ; va te coucher. Prends ma place, et surtout ne fais pas de mauvais rêves!

CLAUDE.

Ne compte/.-vous donc point vous reposer aussi?

BALTHAZAR.

Un travail urgent me tiendra debout jusqu'au jour.

CLAUDE.

Je ne sais, en vérité, si je dois...

BALTHAZAR.

Va! va! ne t'inquiète pasde moi... (Très-impatient.) Mais va donc! (Prenant avec une vivacité que tempère néanmoins une espèce de rire les mains de Claude, ce qui met celui-ci à même de voir de près les deux siennes.) Faut-il que je t'enlève et que je t'emporte, comme un bébé qui se fâche avec sa nourrice ?

34(3 UN IIASARD PROVIDENTIEL

claude (Jetant un cri à la vue d'une des mains gui le tiennent).

Ah ! mon Dieu!

baltiiazar (de bonne foi).

Comment! on plaisante et tu as peur? (Le lâchant et remontant). Arrive tout seul; mais, au fait, une dou- zaine de coups de poings à mon traversin ne seront pas de luxe... Attends une minute! (// disparaît par l'alcôve.)

SCENE IV

CLAUDE (seul et presqu'à voix basse, dans la peur d'être entendu).

Mon frère! c'est mon frère! et je ne l'avais pas reconnu!... Mais lui sait epui je suis et il fait semblant de l'ignorer! Cesserait-il de nous chérir? tiendrait-il à ne plus jamais nous revoir? Oh! voilà qui serait bien mal! (Cherchant à se rassurer.) Mais non... je vois ce que c'est;... il était ému tout à l'heure... Il y avait comme de la tendresse dans ses yeux, et sa brusquerie était loin d'être sincère!... Il voudrait me parler de grand'mère qui l'aime tant et de grand-père qui l'apresque maudit... mais il n'ose... Eh bien! c'est à moi de l'aider à surmonter une mauvaise honte... c'est à moi de faire appel aux bons sentiments qui

347

doivent bien s'ennuyer sans exercice au fond de son cœur! Mais comment ?... si je lui disais?... il ne me croirait peut-être point... Si, au contraire, je ne disais rien?... cela serait-il plus sûr?... J'en doute... {Avec plus 4e fermeté .) Voyons ! voyons donc!... en cherchant,... des fois, on ne trouve pas... mais, des fois, on trouve! (Il se démené en homme qui cherche une idée.)

SCÈNE V CLAUDE, BALTHAZAR.

balthazar {(iv ec une rudesse affectée).

Eh bien! petit campagnard! Faut-il que je me fâche pour te décider à me laisser tranquille ?

CLAUDE.

Je m'en vais, Monsieur, je m'en vais... Ne vous mettez pas en colère !... Vous ne devez pas être mé- chant, d'ailleurs !... vous voyez bien que je m'en vais ! (Il entre dans l'alcôve.)

BALTHAZAR.

C'est heureux!

348 UN HASARD PROVIDENTIEL

[A peine Balthazar est-il seul que, tout aux nouvelles 'pensées qui l'obsèdent, il m prendre une chaise à gauche près de la cheminée; il l'apporte et la pose assez bruyamment au milieu du théâtre; en mime temps, il s'assied, passe une main sur son front, met le pied sur un barreau, s'accoude sur son genou et dit alors, (rua ton qui prouve l'importance pour lui de cet événement.)

Claude chez moi! Est-ce un simple hasard qui l'amène, juste au moment plus que jamais une solitaire existence devient un véritable supplice?... Mon Dieu ! n'était-ce pas assez des récriminations de ma conscience ? Pourquoi cet enfant vient-il en aug- menter l'amertume? Je dois lui cacher qui je suis et renoncer au bonheur de le presser clans mes bras !

claude {qui a reparu, à part). Que dit-il?

BALTHAZAR.

Six ans et un nom de guerre doivent dérouter les meilleures mémoires. .

claude part). Tu crois cela, vilain frère que j'adore ?

balthazar (assis, le dos tourné vers Valcdve et de plus en plus absorbé dans ses souvenirs).

Quelles que soient les raisons qui l'excusent, une

SCÈNE Y 349

escapade a de fâcheuses conséquences. De bons prin- cipes devaient me préserver de chutes honteuses, d'actions dégradantes, mais je n'oublierai jamais cer- taines heures la tentation fut bien forte... Mon Dieu! que j'ai souffert! mon Dieu! que j'étais mal- heureux !

j

claude [cédant à un élan involontaire).

Vous, mon frère!

balthazar (se redressant, avec autant de frayeur que

de colère.)

Hein? quoi? qui? moi! ton frère?

CLAUDE.

Oui! oui! vous l'avez dit! je l'ai bien entendu !

UALTHAZAR.

Ah çà, petit drôle ! Est-ce que tu deviens fou?

CLAUDE.

C'est ce que nous allons voir! Un jour... ah! dame! il y a des années, mais ça ne fait rien, la chose est écrite au fond de mon cœur et encore autre part... Nous étions une douzaine d'enfants à jouer sur la place

350 IN HASARD l'UOVlDENTIËL

de l'église. Tout à coup, des cria effrayants se font entendre ; un taureau venait de s'échapper; chacun se met à fuir. Je courais comme tout le monde, mais j'a- vais de petites jambes; une pierre me fait tomber. La bête n'était plus qu'à dix pas. Elle allait me saisir, quand un brave gaivon imagine d'attirer sur lui, en agitant son mouchoir, la fureur du taureau. Les gens du village eurent le temps d'accourir. J'étais sauvé, mais mon sauveur gardera toujours les traces d'une blessure à la main gauche;... montrez-moi cette main-là, Monsieur, et si elle ne porte aucune marque, je serai le premier à déclarer que vous n'êtes pas Marcel Forestier... Vous refusez?

BALTHAZAR.

Non, certes.

claude (victorieux).

Ah ! ah! quand je vous le disais; vous voyez bien, Monsieur, que vous êtes Marcel! Vous voyez bien que vous êtes mon frère !

BALTHAZAR.

Une égratignure est chose trop commune pour avoir l'autorité que tu songes à lui attribuer.

CLAUDE.

Ainsi, vous persistez à soutenir que je me trompe ?

SCÈNE V 351

BALTHAZAR.

L'envie de retrouver un frère t'a rendu un peu fou, mon cher garçon.

Mon Dieu! mon Dieu ! mais il faut pourtant que je réussisse à sécher les pleurs de grand -père et de grand'mère !

BALTHAZAR.

Tu connais le proverbe : On est toujours téméraire de chercher une aiguille dans une botte de foin!

CLAUDE.

Vous avez peut-être raison; mais je n'en suis pas moins un petit-fils bien malheureux, bienmalheureux, je vous assure! (Il va s'asseoir et pleurer dans un coin.)

BALTHAZAR part).

Il va cette fois s'endormir... On m'a fait une injus- tice, en exigeant que je devinsse autre chose que ce que je voulais être. De forcément de ma part des apparences de mauvaise conduite et d'ingratitude. Voilà tout mon crime, justifié d'ailleurs par les résultats de constants efforts... Je suis peintre; on

::5"-J un hasard providentiel

est content de moi; je gagne de l'argent!... et Ton demande* à me revoir; pourquoi ? pour m' annoncer que l'on approuve ma persévérance? Hélas! non! pour me tyranniser encore, pour obtenir que j'aban- donne une profession que des préjugés barbares ont trop longtemps vouée au sarcasme, au doute, au ridicule?... Eh bien! aujourd'hui, comme il y à six. ans, je me révolte... Claude, cher enfant dont j'appré- cie le dévouement, a oublié l'adresse il aurait appris ma demeure actuelle. Laissons-le croire que je suis un vrai Balthazar, et continuons une existence moins heureuse que laborieuse.

claude {qui s'est avancé doucement, à pari).

Ah! ah! c'est comme çà; je puis citer un proverbe aussi, moi : « Un averti en vaut deux. » Et nous al- lons bien voir si la bonne cause est décidément perdue !

balthazar (qui avait parcouru le devant de la scène, se retournant et l'apercevant). Comment ! nous voilà déjà consolé?

CLAUDE.

•le vois bien à présent que je me trompais.

balthazar. A la bonne heure.

353

Cependant, l'avouerai-je, Monsieur? Les chosesque vous venez d'entendre ont sur moi tant de puissance que je ne saurais quitter la capitale, retourner àSau- tilly-les-Ablettes, sans emporter l'espérance que l'a- venir au moins nous appartient encore.

BALTHAZAR.

Que veux-tu dire?

CLAUDE.

Puisque vous ne songez pas plus que moi au som- meil,'j'en envie d'en profiter pour vous adresser tout de suite une prière.

BALTHAZAR.

A moi ! ^

CLAUDE.

A vous... Mon grand frère...

balthazar (remontant, avec des marques d'impatience) Encore le grand frère !

claude {d'un ton triste et très-doux). Si ça doit vous mettre en colère, Monsieur, je me

20

351 UN HASARD PROVIDENTIEL

tairai; mais cela me causera beaucoup de peine, je vous assure,.. (T)'un<> voix Insinuante provoquée par une meilleure mine de son interlocuteur. )Ta,nàis que &i vous m'écoutiez, cela ne vous coûterait guère ! et je vous en aurais tout plein de reconnaissance.

RALTIIAZAR.

Parle donc, mais dépèche-toi.(.l part.) La résistance devient difficile !

claude [après un léger silence employé autant à ré- fléchir qu'à s'assurer des chances de succès, en exa- minant bien .son rude adversaire).

Monsieur, mon frère avait des idées quasiment pareilles à celles que vous semblez avoir vous-même... il ne pensait qu'à regarder les tableaux, les pein- tures, les images... Je l'ai vu bien des fois en admira- tion devant des carrés de toile dont je ne comprenais pas la valeur... Il est à présumer qu'il aura tenu à embrasser cet état là... (Étudiant à chaque phrase l'effet de ses paroles.) Vous pourriez le connaître... un peu. . . pas beaucoup ! . . . Paris est si grand ! on aurait de quoi faire, si on voulait fréquenter tout le monde... mais enfin,., on a vu des choses plus extraordinaires...

BALTHAZAR part).

Si cela devait servir à décourager complètement ses recherches ? (Haut.) Tu ne m'as pas encore très- bien désigné ton frère.

355

Marcel Forestier.

BALTHAZAR.

Oui ; mais sa taille, son aspect, ses allures...

claude part).

Cela doit être une ruse, méfions-nous! (Haut.) Dame, six années changent un homme... Cependant, il s'an- nonçait grand, il avait l'air joyeux, il marchait tou- jours très-vite... Il a les cheveux blonds, et, dans le temps, il ne portait ni barba, ni moustaches. (Ces détails corporels, on le concevra, doivent se modifier selon V acteur chargé du rôle de Balthazar, c'est-à- dire exprimer l'inverse de la vérité ; en effet, l'inten- tion de Claude est maintenant de persuader son inter- locuteur qu'il ne conserve plus aucun désir de prouver qu'il peut être son frère; il est également nécessaire que Balthazar voie un motif de sécurité dans l'exposé d'un signalement qui ne coïncide en aucune manière avec le sien.)

balthazar.

Attends donc... (Ayant l'air de fouiller ses souve- nirs.) Oui, parbleu !... Forestier... Forestier... un grand mince... (Même observation que tout ci l'heure.) Je ne connais que ça... un peu brutal, mais le meil-

356 UN HASARD PROVIDENTIEL

leur camarade... Il s'adonne particulièrement aux animaux, aux payi

CLAUDE.

Pensez -vous qu'il demeure toujours...

BALTHAZAR (s'OUblïaïlt).

119, rue Saint-Jacques?

claude {avec joie). L'adresse que j'avais oubliée !

BALTHAZAR part).

Oui, mais... (Haut.) Il est déménagé.

claude {avec une désolation feinte). Encore déménagé !

BALTHAZAR.

Il a quitté Paris ; il reviendra certainement, ne fût-ce que l'année prochaine !... Or, si tu as quelque chose, lettre ou commission verbale, à lui faire par- venir, je ne refuse pas de m'en charger.

SCÈNE V 357

claude part).

Je disais bien: c'est un malin, mon grand frère, et je n'ai malheureusement que ma petite jugeotte.

BALTHAZAR.

Eh bien?

claude (avec une intention constante et en surveil- lant tous les effets de son discours).

Voilà, Monsieur, ce que je vous prie à mains jointes, de bien écouter, afin que rien ne soit perdu pour Marcel. (D'un ton très-sincère et oit le sentiment de l" vérité doit l'emporter en quelque sorte sur ce qu'il peut y avoir d'ingénieux dans le stratagème.) Grand- père et grand'mère sont bien vieux et bien fati- gués,... ils savent qu'ils n'ont plus longtemps à demeurer parmi nous,... une crainte les tourmente, celle de quitter ce monde sans revoir... sans em- brasser,... sans bénir le cher enfant qu'ils ne jugent qu'égaré... C'est chez eux une idée fixe et qui leur met le cœur à l'envers... et c'est bien fait pour ça, n'est- ce pas. monsieur le Bal-de-Hasard?

balthazar (cherchant à dissirnuler son émotion par la colère).

Balthazar!

358 UN HASARD PROVIDENTIEL

claude (ne songeant qu'à ce qu'il voit). Vous êtes ému ?

BALTHAZAR.

Ah ! bien ! oui !

claude (qui l'a vu passer furtivement le revers de la main sur ses yeux, trouve plus d'assurance et pour- suit, en tournant autour de lui, pour tâcher de l'avoir toujours en face).

Vous pleurez!

BALTHAZAR.

Par exemple ! un grain de poussière dans l'œil n'est pas une larme !.. Enfin, auras-tu bientôt achevé ton histoire

Le chagrin des pauvres vieux ne vous attendrit guère. Cela se conçoit. Vous n'êtes point leur petit- fils. Vous ne sauriez imaginer ce qu'ils ont souffert, ce qu'ils souffriront encore!... Mais moi qui ne les ai jamais perdus de vue, Dieu sait ce que j'éprouve en les voyant si malheureux!... c'était avant-hier l'anniversaire de la naissance de Marcel... Ah! Mon- sieur ! si vous aviez été là, quoique étranger, vous

359

n'auriez pas su retenir vos larmes !.. C'est alors que je me suis dit : il n'y a que le retour de mon frère pour les consoler; allons le chercher ! (Balthazar subjugué autant par la généreuse entreprise de Claude que par le récit des chagrins causés par son absence, laisse involontairement voir cette émotion; Claude en profite pour continuer.) Cela est triste, n'est-ce pas, et vous comprenez mon chagrin de n'avoir pas retrouvé Marcel ?

BALTHAZAR.

Mais non! mais non ! voilà un entêté?... Que diable veux-tu que tout cela me fasse ?

Au moins songer à de vieux amis de campagne. {L'autre ayant secoué la tête.) Vous n'en avez pas; autrement, seriez-vous insensible à leur désir de vous revoir ?... surtout, s'ils vous aimaient comme on aime toujours mon grand frère... 11 était le préféré, malgré ses défauts... je n'étais pas jaloux... au con- traire ! Çà me faisait plaisir de le voir adoré comme ça!... Combien de fois ai-je demandé : c. Mon Dieu, je ne vous adresse qu'une prière, mais elle part du fond de mon cœur !... permettez que tant d'affection finisse par attirer celui que l'on nomme l'enfant pro- digue !... Si Marcel nous revient, je n'aurai pas assez de mon ùme pour le chérir, pas assez de mon esprit

:">Ô<> UN HASARD i I.OV IHKM ni

pour inventer mille prévenances, pas assez de mes deux bras pour témoigner mon dévouemeut et ma tendresse!...» [Toula fait entraîné par une émotion toute puissante.) Ah ! Monsieur ! excusez ! mais, quand je pense que Ton pourrait être si heureux et que ce vilain frère...' que j'adore!.... nous cause tant de peine,... voyez-vous... c'est plus fort que moi,... faut que je pleure ! faut quo je pleure !

IiALTHAZAR p(l)i, èijulOiii lll I fcs-rmu).

Pourquoi n'ai-jo pas eu l'idée de lui céder la place et de quitter immédiatement cette maison?

claude [se redressant ci s'essuyant les yeux).

Oh! mais, je ne me laisserai plus abattre!... On m'a toujours dit qu'il fallait du courage et je fais à mon tour un serment, celui de ne pas retourner seul au village !

Air de Turenne.

Quand je pense aux bons vieux que j'aime Et qui, là-bas, ont du chagrin, II me semble que Dieu lui-même Dit : « Claude, poursuis ton chemin. Espère en moi ; ce n'est jamais en vain ! »... Car, trop de gens ont tort de s'y méprendre Et cela reste imprimé dans mon cœur : L'homme de bien qui résiste au malheur A toujours Dieu pour le détendre !

161

(Avec une joie triomphante et riant sous ses pleurs.)

Ali ! cette fois, je n'ai pas Ja berlue, je pense; vous pleurez aussi ! vous pleurez !

BALTHAZAR.

Puis-jc continuera repousser ta généreuse élo- quence? Non ! non ! ceia deviendrait abominable ; une fausse honte à la fin doit avoir tort!

CLAUDE.

Vous avouez donc être Marcel ?

Oui! oui! Marcel qui n'a cessé de vous chérir et qui, loin de vous, je t'assure, n'était pas plus heu- reux!... (// tend les liras à Clattde %ui s'y précipite,)

claude (enchanté, après l'avoir embrassé).

Ah ! je savais bien que tu n'aurais pas éternelle- ment le courage de repousser mes caresses frater- nelles!... Ainsi, te voilà décidé à revenir au village?

BALTHAZAR.

D'autant mieux que j'ai des preuves à l'appui du

il

362 VN HASARD PROVIDENTIEL

choix que j'ai fait moi-même d'une carrière. La pein- ture n'est pas une ingrate. Elle exige du travail, de la patience, du courage, mais elle ne marchande plus les récompenses méritées ; et puis, grand-père et grand'mère oseront-ils encore maudire un art qui permettra bientôt à leurs chères images de se per- pétuer devant nos veux comme au fond de nos cœurs?

Tu feras leurs portraits ? Oh ! la bonne idée ! sans compter que nous serons deux maintenant pour plai- der en ta faveur. Nous allons partir, n'est-ce pas. (// va prendre son bâton, son panier, son chapeau.)

BALTHAZAll.

Aux premières clartés matinales.

CLAUDE.

Quel bonheur ! quel bonheur !

{On entend tourner une clef dans la serrure*)

BALTHAZAR.

Justement, voici l'aurore sous les traits du portier! (Il souffle en même temps sa lumière ; jour à la rampe.)

SCÈNE VI

SCÈNE VI

LES MÊMES, MONTAREGRET.

montaregret (entrant).

Monsieur Balthazar ! vous n'êtes donc plus en route ?

BALTHAZAR.

J'avais oublié deux choses dont il est aussi difficile de se passer en voyage que chez soi.

MONTAREGRET.

Bah ! cpuoi donc ?

BALTHAZAR.

Une gaîté franche, une légèreté de cœur dont je me trouve trop bien pour m'exposer encore à la perdre.

montaregret (assez -intrigué).

Oh ! oh ! voilà une réponse que je n'hésiterai pas à qualifier de... de... [Êternuant) hatchi!

361 r.N hasard ruo vide.\ti f.l

BALTHAZAR.

A vos souhaits !

Apprenez, en même temps, qu'un hasard providen- tiel m'a fait rencontrer, ici même, le frère que je venais chercher.

MONTAREGRET.

Munsieur Balthazar? eh bien! c'est Artémise qui va être étonnée!

clalde {prêt àpartir). En route ! en route !

balthazar [de même). Je n'ai qu'une parole.

MONTAREGRET.

Si vite que ça? Permettez au moins que je vous chante...

balthazar et claude {pendant la ritournelle).

Quoi donc?

SCÈNE VI 365

MONTAREGRET.

Air do La Bonne aventure.

La bonne aventure !

0 gué ! La bonne aventure

CLAUDE.

Je ne désespérais pas.

UALTHAZVR.

Voyez quelle chance '

HO&TÀHBGRET.

Qui donc veillait sur tes pas ?

CLAUDE.

Qui? (Se découvrant.) La Providence!

uat.thazar et Claude (se donnant la main).

Grâce au frère que voilà Le bonheur nous sourira,

TOUS LES TROIS.

La bonne aventure !

0 gué ! La bonne aventure !

(La toile tombe.) FIN

CLODOALD

ou PALAIS E T GLOIT R E

MONOLOGUE HISTORIQUE EN VERS.

PERSONNAGES

CLODOALD, jeune moine.

UN ANGE, rôle devant appartenir à un adolescent.

NOTE

Une lecture attentive de nos Conseils remplacera ce que l'on pourrait dire ici; ajoutons, néanmoins: pour ne pas être embar- rassé 'Uns la robe Je Imre et conjurer le péril d'un rire causé par quelque maladresse, il sera bien de s'habituer d'avance à la porter. Quant au second personnage, mêmes remarques et mêmes recommandations.

Accessoires : Un sablier en mouvement, des manuscrits, une palme et un poignard.

Ici parait être à sa place une brève notice biographique.

Saint-Cloud actuel était alors un chétif village d'un abord difficile, appelé Norigtntum, ou Nogent-sur-Seine. Clodomir (fils de Clovis), en mourant, avait laissé la tutelle de ses trois fils à leur grand'mère Clotilde. Childéric, leur oncle, auquel ils don- naient de l'ombrage, les fit demander, afin, disait-il, de les cou- ronner ; mais, à peine les a-t-il en son pouvoir, qu'il les jette en prison.

De concert avec Clotaire, il envoie un messager à Clotilde. L'homme se présente, un poignard d'une main, une paire de ci- seaux de l'autre. La Veine lui répond :

« Puisque leurs oncles n'en veulent, point faire des rois, que ces enfants meurent, plutôt que de vivre sans chevelure, »

La chevelure, en effet, était un grand honneur pour les Francs, L'émissaire transmit cette réponse. A l'instant, Clotaire égorge l'aîné; le second, tremblant pour sa vie, se jette aux pieds de - et attendrit un instant Childebert; mais Clotaire, inaccessible :i la pitié, finit par lui plonger un poignard dans le sein. Chlodovalde, le troisième enfant, fut sauvé du trépas. Il coupa l< u< ni H a été, depuis, canonisé. On

en a fait un saint appelé saint Chlodovalde ou saint Cloud.

Il fut inhumé «buis le bourg de Nogent, qui prit son nom. Hientôt son tombeau devint fameux par ses miracles I rins affluèrent el la population du bourg augmenta-.

CLODOALD

o i;

PALAIS ET CLOITRE

MONOLOGUE HISTORIQUE EN VERS.

L'action se passe au courent de Xogent-tur-Seh aujourd'hui Saint- Cloud.

Le théâtre représente l'intérieur d'une cellule; à droite, une fenêtre dont des plantes grimpantes garnissent le plein -cintre. On voit, dans un léger désordre : une table chargéo île manus- crits théologiques, un sablier en mouvement et un poignard à lame rouillée très en évidence. A la muraille de gauche, un cru- cifix d'ivoire ; au dessus, le portrait de la reine Clotilde ; au dessous, un prie-Dieu.

SCÈNE PREMIÈRE

CLODOALD, debout près de la fenêtre et regardant le

vaste paysage qui se déroule et dont la Seine occupe le milieu. Une robe de bure le recouvre: il a la tête nue et les cheveux ras. Un peu avant rjite le ri- deau se levé, on entendait V Angélus du soir qui s'ar- rête pour céder la parole au jeune moine.

Le jour fuit à grands pas. Au loin déjà le pâtre Assemble ses troupeaux et regagne son âtre.

370 CLODOAL DOU PALAIS ET CLOITRE

Que l'air est doux, ce soir, et que le ciel est beau,

Avec son azur bleu qui se mire dans l'eau

Dont on voit le parcours se tordre dans la plaine!

Qu'il est pur, ce soleil à la face hautaine,

Qui, chaque jour, s'éloigne et revient chaque jour,

Sans que rien ne retarde ou hâte son retour !

De ces arbres là-bas, dont la tête mouvante,

Enfant, m'aurait glacé d'horreur et d'épouvante,

J'admire la grandeur. Qu'ils sont majestueux,

Avec leurs rameaux verts qui vont toucher aux cieux

Innombrables géants dont la taille massive

Est toujours menaçante et jamais offensive.

Ils couvrent la colline où, depuis dix longs ans,

Je les vois s'agiter au souffle des autans.

Leur sourd gémissement, qu'aucun ordre n'arrête,

Augmente le fracas et grossit la tempête !

Que j'aime, quand, au soir, la cloche du couvent

M'affranchit d'un travail qui fatigue souvent

Et que sa voix sonore au repos nous appelle,

A venir m'enfermer dans l'étroite tourelle

Dont la fenêtre ouverte embrasse l'orient,

A contempler ainsi d'un regard souriant

Le spectacle charmant de la fraîche nature

Que le printemps déjà couvre de sa parure;

Que j'aime, dis-je, à voir les magnifiques feux,

Sans rivaux ici-bas, de l'astre radieux

S'éloigner lentement et sans jamais s'éteindre,

A l'horizon l'œil ne saurait les atteindre ;

A sentir sur mon front, plissé par le labeur

L'haleine d'un zéphyr aimé de chaque fleur;

37]

A suivre dans l'espace et jaloux de leurs ailes L'aigle au vol triomphant, les tendres hirondelles, L'un, convoitant de l'air la souveraineté, Les autres, acceptant leur médiocrité, De même qu'ici-bas tout seigneur domine sous le joug d'un seul il faut que l'on s'incline ; Puis, en face de moi, transmettant de Paris Un hruit confus, mélange et de pleurs et de ris, La Seine que troubla mainte guerre sanglante, Devant qui l'on eût dit qu'elle fuyait tremblante, A la voir au milieu du tumulte et des cris Faire bondir ses eaux que jonchent les débris Et gagner d'autres lieux ignorés de l'émeute, Comme le cerf craintif, aux abois d'une meute ! Mais à cette heure, tout est calme aux alentours. Le guerrier ne sort point, terrible, de ses tours; La paix, pour un instant, sourit à notre France; De même qu'un malade, en proie à la souffrance, Elle puise à la hâte, oubliant tous ses maux, La force de subir des désastres nouveaux, Inévitable effet des combats et des armes! Pauvre France ! quand donc se sécheront tes larmes? A la joie, au bonheur dois-tu donc dire adieu, Que tu souffres sans cesse et du fer et du feu? Seigneur! quand s'étendra votre main tutélaire Sur un peuple si brave?... ah ! Clotaire ! Clotaire ! Songes-tu que tout crime a sa punition? Ta seule idée, à toi, c'est ton ambition, Ambition sans borne et partant si nuisible; Invaincu jusqu'alors, es-tu donc invincible?

372 CLODOALD 01' PALAIS ET CLOITRE

Insensé ! tu le crus, et, mettant de côté Gloire, clémence, honneur, nation, parenté, Sous tes pas comme sous les pas de l'incendie, De qui te résistait se retirait la vie ; Tu courais au pouvoir et ton char, inhumain, Écrasait tout obstacle à travers le chemin; Voilà pourquoi tu fus sans pitié pour ta mère, Si bonne, cependant; sans pitié pour ton frère Dont tu pris les^États; sans pitié pour ses fils Que tu devais aimer, car tu l'avais promis. Mais dont, traître déjà, tu convoitais le trône, Car tu n'avais qu'un but : enlever leur couronne Et déclarer après, sans remords, sans effroi, Aux sujets réunis : « Courbez- vous; je suis roi ! » Dieu! pour cette puissance, apanage arbitraire, Qu'un seul jour peut détruire, était-il nécessaire D'affronter ton courroux et de souiller de sang Le sceptre qui devait le rendre tout puissant? Mes frères dont j'aimais l'attachement sincère Avec moi n'ont pu fuir sa baine meurtrière. Ils sont heureux du moins et réunis au ciel, N'ont pas, ainsi que moi, pour s'abreuver, du fiel. Clodomir dont je vois encore le visage Et qui, je m'en souviens, dans cet affreux carnage, Voulus nous secourir contre un oncle cruel Qu'eût sans doute attendri ton élan fraternel, S'il n'eut été do marbre, et toi, mon doux Wilfride, Au caractère d'ange et dont l'accent timide, Lorsque je l'écoutais, résonnait à mon cœur Comme un hymne céleste et me rendait rêveur,

373

Que n'êtes- vous ici, partageant la retraite

Où, comme au premier jour, mon âme vous regrette !

Au moins votre présence adoucirait mon sort

Et je n'envîrais pas incessamment la mort!

[Entraîné par son /motion.)

Frères! frères!... mon Dieu !... je tremble... le ver-

, . [tige.. Frères ! priez pour moi le Seigneur... mais, que dis-je ! Du lieu qui vous possède, hélas! comme autrefois, Vous ne pouvez répondre à l'appel de ma voix. Isolé, malheureux, et comme au fond d'un gouffre, Il me faut vivre encore... ô mon Dieu ! que je souffre !

{Il se redresse et continue avec exaltation, en sai- sissant le poignard qui se trouve à sa portée.)

Ah! prends garde! assassin! prends garde! ce poi- gnard, Qui te servit, pourrait t'atteindre tôt ou tard ! Prends garde ! du tombeau de tes nobles victimes Peut s'élever un bras qui punira tes crimes! Sans honte du passé, tu règnes glorieux Et du linceul rougi du sang de tes neveux Tu te fais une pourpre !... Ah ! que cette couronne Te déchire la tempe, infâme! que ce trône T'écrase!... que ce sceptre à nos droits contesté, Trop juste châtiment d'un prince détesté, Se brise dans tes mains et qu'en un jet de flamme Se changent les remords pour consumer ton âme!

374 CLODOALE OU PALAIS ET CLOITRE

Le succès, à cette heure, accompagne tes pas.

Il me semble te voir défier le trépas,

Tant est grande chez toi l'audace; mais prends garde !

Contre les coups du ciel, c'est en vain qu'on se barde.

Des pauvres enfants dont le meurtre t'a fait roi,

Deux seulement sont morts; l'autre vit et c'est moi !

Moi qui, fort maintenant, et que leur sang réclame,

Puis les venger, sais- tu, spoliateur infâme ?

Moi qui, le fer en main> puis t'apparaître un jour,

Et crier : « Assassin, assassin, à ton tour! »

{Devenant plus calme.)

Mais que dis-je, insensé? quelle voix infernale M'inspire ces transports de colère fatale? J'oublie, en maudissant, que je suis en ce lieu, Que de nos ennemis l'unique juge est Dieu. Que, dans l'asile saint règne la clémence, On ne saurait admettre un projet de vengeance. Calme-toi donc, mon cœur! j'oublîrai, je Te dois. Wilfride! Clodomir! pardonnez avec moi !

[Après un silence méditatif )

Hélas! pourquoi faut-il qu'au début de la vie

Un malheur m'ait offert son calice de lie

Dont, plus tard, l'amertume empoisonnâmes jours,

Sans pour cela jamais en abréger le cours?

Du titre de seigneur l'apparence pompeuse

Ne garantissait point une existence heureuse.

375

Que me fallait-il donc, à moi, qui, sans désirs Évitais, par instinct, les fastueux plaisirs? Ah! d'un rêve plus doux mon âme était bercée Et mon ambition pouvait être exaucée. "Vous le savez, Seigneur! enfant épris de vous, Rien en moi n'était fait pour nourrir le courroux. La haine m'eût brisé. Les horreurs de la guerre Eussent pâli mon front; mais l'amour d'une mère S'offrant comme une égide à mon cœur éperdu, L'aurait contre les maux d'ici-bas défendu. Un rayon de soleil dont la divine flamme En réchauffant mon corps eût éclairé mon âme; Les cieux à contempler, quand au milieu du jour, Terni par un nuage ou brillant tour à tour, Leur azur gracieux, océan sans rivage, Roule à nos yeux surpris ses flots le nuage, Comme une voile blanche, accourt à l'horizon ; Des fleurs à cultiver, quand en vient la saison ; Puis, le s*>ir, éclairé par la lune tranquille, Errant autour de nous comme un globe fragile, Aspirer l'air des nuits, me promener rêveur, Aimé, surtout aimant !... voilà, voilà, Seigneur, Ce qui, pour moi, sur terre eût été cette ivresse Que donnent rarement la gloire et la richesse. De mon âme, c'était le plus sincère vœu; Mais vous ne l'avez pas ainsi voulu, mon Dieu ! Naissant, étais-je donc coupable de grands crimes? Vous m'avez du malheur entr'ouvert les abîmes. Père, mère, parents, avenir tant rêvé Par vous au faible enfant, oui, tout fut enlevé,

176 CLOBOALD, OU PALAIS ET CLOITKK

Tout, jusqu'aux sentiments qu'ordonne la nature. (Avec une exaltation pieuse.)

Eh bien! soit! ô mon Dieu! j'accepte sans murmure

Les épreuves qui font à vos jeux un martyr !

A d'autres, j'y renonce, un joyeux avenir!

A d'autres les baisers que prodigue une mère!

Les plaisirs le cœur, trop léger pour la terre,

S'élance enthousiaste et libre de tout fiel,

Ainsi qu'une colombe, aux limites du ciel !

A moi, Seigneur, à moi les souffrances, les larmes,

Qui, pour vous apaiser, seront mes seules armes!

A moi les longues nuits s'augmentent nos maux !

A moi la pénitence et les rudes travaux !

Et puissent, en retour de tous ces sacrifices,

A la gloire des Francs mes vœux être propices!

Qxx'k ma prière, enfin, la bienfaisante paix

Protège la chaumière et sauve le palais!

(S'in-spirant du sablier gui se trouve sous sa main.)

De même que les grains d'un sablier sans vie, Mes jours s'écouleront avec monotonie Et tout cela, pour moi, n'aura rien d'odieux Si j'en dois recevoir la récompense aux cieux.

(Ayant levé les yeux vers le portrait, il s'agenouille au dessous, et reprend.)

Et vous, Clotilde! et vous, ô ma seconde mère! Vous dont la sainte voix nous instruisait naguère,

scline il :j7T

Quoique depuis longtemps vous n'existiez plus, Vos préceptes, pour moi, ne seront point perclus. Votre doux souvenir présent à ma pensée, Miroir se reflète une époque passée, Soutiendra mon courage, et s'il plait au Seigneur, Nous nous retrouverons là-haut le bonheur Nous est promis à tous... En attendant, j'espère, lime faut cet espoir... priez pour moi, ma mère !

(La nuit est presque venue ; avec elle un orage dont on distingue les roulements auxqiiels se mêlent quelques éclairs. Clodoald se relève ei reprend le milieu de lu scène.)

Mais qu'entends-je ? avec bruit l'orage fend les airs. Le firmament fait place à de vastes éclairs. Autour de nous la pluie en larges gouttes tombe. Allons donc m'enfouir tout vivant dans la tombe !

[Près <h- sortir, une musique céleste l'arrête. Il se re- tourne et s'agenouille; un ange lui est apparu, te- nant une palme et dit, eu étendant cette palme sur sa. tête:)

SCÈNE II

CLODOALD; L'ANGE, entré par m, ècartement île lu muraille.

Courage ! enfant ! le ciel a pitié do tes pleurs. Il saura bientôt mettre un terme à tes douleurs.

378 CLODOALD, OU PALAIS ET CLOITRE

Souffre patiemment. La couronne sanglante Pour toi sera changée en gloire triomphante Et tu seras, un jour, pour prix de tes vertus, Admis à tout jamais au nombre des élus !

(La toile tombe.)

FIN

TABLE

Conseils aux jeunes gens 1

Brouillés depuis vingt-quatre heures, comédie- vaudeville en un acte 17

Dom Povero de la Caban a, pièce anecdotique en trois actes 57

Un Quiproquo, folie-vaudeville en un acte . . . 151

Le Secrétaire du Colonel, comédie en trois actes 197

Un Hasard providentiel, comédie-vaudeville en un acte 321

Clodoald ou Palais et Cloître, monologue his- torique en vers ... '. 367

A LA MÊME LIBRAIRIE :

LE

CRIME DE MALTAVERNE

par Charles BU EX

Un beau volume ia-12. Prix, franco. 3 l'r.

Ce que je disais naguère de M. Charles Dubois, à propos de Sophie, je n'hésite pas à le dire aujourd'hui de M. Charles Buet et de son Crime de Maltaverne. M. Buet grandit, et, Dieu merci, nous n'aurons jamais à lui adresser ce compliment ironique : « C'est toujours bien; ce n'est jamais mieux. »

En remontant seulement aux Gentilhommes de lu Cuiller sous leur première forme surtout on est émerveillé du chemin qu'a fait notre auteur.

Il ne s'étonnera pas qu'après avoir constaté ces progrès, nous lui signalions ceux qui lui restent à faire : Cui multum tributum est, midtum et requiretur ab eo.

Si la mode était encore aux parallèles, j'aimerais à noter les rapports et les dissemblances entre ces deux auteurs de grande espérance, Ch. Dubois et Ch. Buet; tous deux jeunes, ardents in omne bonum, ne concevant la littérature que comme une arme pour combattre le bon combat ; tous deux acceptant les conditions que fait à l'homme de lettres chrétien le triste état de nos sociétés contemporaines; tous deux conteurs surtout, ne craignant pas d'employer à la défense et à la diffusion du bien cette faculté, l'imagination, et cette forme, le roman, exploitées

surtout jusqu'ici pour la perte des âmes et la ruine de la foi; tous deux guerroyant cote à côte, dans cet excellent recueil le Foyer, tous deux associés aux efforts intelligents d'un éditeur dévoué et chrétiennement hardi, ayant tous deux à lutter contre les ohstacles que rencontrent toujours ceux qui veulent se frayer une voie nouvelle.

Ici j'ouvre une parenthèse.

Mtstit multa, operarii aulem pauci,

a dit le Maître.

Pourquoi, dans cette moisson des lettres chré- tiennes, si abondante cependant et si saintement attrayante, pourquoi les moissonneurs sont-ils si clair-semés ! Sans doute parce que le zèle est rare, surtout, hélas ! parmi les honnêtes gens.

Assurément ils pourraient être plus nombreux, les hommes de bonne volonté qui se présentent, la faucille à la main, dans le champ du père de famille... Mais parmi ceux-ci mêmes, combien qui se décou- ragent, ou s'endorment, ou se retirent, ou font de la faucille féconde un poignard assassin! Et cela pour- quoi? Parce que, trop souvent, nous autres, public catholique, nous sommes sévères outre mesure, in- justes, décourageants pour ces volontaires de la saine littérature.

Nous devrions, au contraire, nous montrer ingé- nieux, — non pas, fjieu nous en garde ! à encourager les médiocrités ; c'est œuvre pie de les décourager, mais à discerner les vraies vocations littéraires, à leur tendre une main amie et secourable.

Celui qui est chrétien solide, chrétien avant tout,- chrétien quand même, et qui, en même temps, nous promet un écrivain, qu'importe qu'en plus d'un point il pèche par manque ou par excès î Indiquons-lui ses

3

côtés faibles. Censurons-le, non point avec aigreur, mais avec une franchise toute pétrie de tendresse et de mansuétude.

C'est ce que je voudrais faire pour M. Buet. De même que j'ai contribué jadis à lancer l'un de nos meilleurs écrivains populaires, Jean Grange, je serais heureux si ma sincère admiration pour le talent de M. Buet, admiration mêlée de réserves et de cri- tiques, engageait M. Buet à se compléter et nous donnait en lui l'un de ces hommes dont nous avons besoin.

Pour en revenir à notre parallèle entre MM. Buet et Dubois, je dirai que celui-ci est plus dessinateur, plus classique, plus tendre ; celui-là est plus coloriste, plus romantique ; c'est une âme de l'eu.

L'œuvre de M. Dubois est plus achevée; celle de M. Buet, quelquefois fruste et seulement ébauchée, nous donne peut-être de plus hautes espérances.

M. Buet a plus de défauts et en même temps plus de qualités que son ami.... Il a surtout une qualité difficile à définir, qui se sent mieux qu'elle ne s'ana- lyse, et que, faute d'un meilleur mot, j'appellerai l'agrément. Il est extrêmement intéressant, je dirais presque amusant, si cela n'avait l'air d'une critique, et empoignant, si ce mot, outre le tort d'appartenir à la langue verte, ne laissait croire que M. Buet aspire à être un Eugène Sue, un Zola, un Zaconne, un Ga- boriau catholique, ce qui est précisément l'inverse de la vérité.

Mais arrivons à Maltaverne.

Il faut définir cette œuvre, la raconter, la juger, puis conclure.

M. Buet a fait d'excellents romans historiques, et je me suis plu à leur rendre hommage, dans le rap- port lu, en niai dernier, à rassemblée générale de l'œuvre de Saint-Michel.

Le Crime de Maltaverne est-il un roman historique?

Non. Comment le qualifier? C'est un roman de mœurs, un roman de voj'ages et d'aventures. Cela ressemble surtout à certaines œuvres de Méry, la Guerre du Xizam, et je ne sais plus quelle autre, que je me souviens d'avoir lues avec ravissement, il y a une quarantaine d'années. C'étaient, comme les pre- mières Impressions de voyage d'Alexandre Dumas, des récits attachants et absolument inoffensifs, au point de vue de la foi et des mœurs.

C'est déjà quelque chose ; et il serait à désirer que le nombre fût grand de ces livres qui amusent et dis- traient sans corrompre.

C'est beaucoup, mais ce n'estpas assez. Ainsi, chez M. Buet, les péripéties de la navigation, les chasses aux tigres, les serpents, les Thugs, la description des forêts et des grandes cités orientales, tout cela, ce n'est rien qu'un cadre,

Le tableau, c'est l'histoire d'une conscience tor- turée par le souvenir toujours vivant d'un crime abo- minable... Chose étrange, ce crime a clos, pour notre héros, Celse Ramsay, la carrière des crimes. Depuis lors, c'est par son énergie, son admirable honnêteté et le souffle d'en haut qui enflait sa voile, qu'il est devenu l'un des plus riches banquiers, l'un des nababs les plus considérés de tout l'empire indo-britan- nique.

A côté de ces déchirements intérieurs, Ramsay a la foi. Il ne veut pas mourir dans son péché. Une série d'événements extraordinaires le met en rapport avec le P. Cyprien, autrement dit l'abbé d'Esnandes, missionnaire catholique, qui lui sauve deux fois la vie et reçoit sa confession.

Dans le pardon que le missionnaire accorde au nabab, non-seulement comme prêtre, mais comme homme, dans son infatigable dévouement, dans se3 efforts heureux pour amener le mariage desirG-eorge Dowling avec la fille de Ramsay, il ne tient pas à

l'auteur que nous nu voyions an merveilleux héroïsme

et comme le triomphe de la charité catholique.

Cette peinture du vrai prêtre encore rehaussée par l'opposition du pasteur protestant et de son épouse, deux personnages qui veulent être plaisants et qui n'y réussissent pas toujours cette peinture, jointe à l'histoire du ver rongeur de Ramsay, donne à tout ce livre un intérêt très-vif et d'un ordre tout à fait supérieur.

Nous avons promis des critiques, mais nous ne les formulons cela est bien entendu que dans l'in- térêt de notre justiciable, et afin qu'en profitant, il nous donne un prochain volume, non plus seulement bien, mais excellent.

Il y a d'abord dans l'œuvre un vice de construc- tion.

Le prologue raconte le Crime de Maltaverne. Le livre lui-même en raconte l'expiation, expiation stérile, tant qu'elle ne consiste que dans une cons- cience bourrelée, expiation féconde, dès que le cou- pable s'humilie et dépose son fardeau en le con- fessant.

Mais il semble qu'il eût été plus habile de nous montrer Ramsay brisé par le remords, tout en lais- sant planer sur le crime de sa jeunesse une certaine ombre mystérieuse. Nous sommes censés ne décou- vrir que progressivement le lien entre le prologue et le corps de l'histoire, et c'est la première chose que nous devinions.

J'ajoute que le nœud même du récit peut être contesté.

L'auteur a-til raison de nous présenter la fidélité de l'abbé d'Esnandes au secret de la confession, à ce qui est la première, la plus élémentaire et la plus sacrée de ses obligations, comme une vertu sur- humaine, comme l'inimitable expression du sublime chrétien !

6

Faites-nous admirer une religion qui a rendu fa- milière et triviale, pour ainsi dire, cette fidélité, à la bonne heure ! Mais ne transformez pas en saint ce bon prêtre, parce qu'il a observé un devoir auquel par une diapensation providentielle, vous le constatez vous-même, les pires scélérats, les apostats les plus ignobles n'ont jamais manqué.

Pour passer du fond à la forme, j'avais noté quel- ques abus de divination physiognomique, quelques phrases un peu dures à l'endroit des paysans et des domestiques, quelques ou plutôt un très-grand nombre de termes absolument inintelligibles. Je les crois indiens de confiance; j'aimerais bien en avoir la traduction en note.

Ce qui est plus grave peut-être, ce sont les em- prunts faits aux langues étrangères, mais qu'on a négligé de vérifier et qui constituent trop souvent des barbarismes ou des solécismes.

Pourquoi écrire plus de vingt fois raimboiv (arc- en-ciel)? C'est rumbow, qu'il fallait (arc-de-pluie). Raimbow, c'est comme si un Anglais s'obstinait à écrire arb-en-ciel. Forshame ne signifie absolument rien ; il faut écrire for shame, ce qui veut dire : fi donc! mot à mot: pour liante. On ne dit pas les mistress au pluriel, pas plus qu'on ne dirait lés mu- dame. Intetlelo n'est pas italien, mais ialelletto. Fugo ad salices signifie: « Je mets en fuite vers les saules. » C'est fugio que l'auteur voulait dire. Parler des « hypogées creusées sous la terre », c'est oublier (\\x'hypo(jée veut dire précisément sous la (erre.

Plante salvatrice n'est pas français, pas plus que les croupes pentueuses et beaucoup d'autres mots que je cherche en vain dans deux ou trois dictionnaires.

Joignez à cela un certain nombre d'expressions ou de tournures dont l'emploi, sans constituer absolu- ment une faute de langue, pèche gravement contrele goût et cette sobriété de style qui convient si bien à

tout écrivain honnête, surtout à l'écrivain catholique.

Je vous fais grâce des « flammes qui diapraient de reflets cramoisis les roches grisâtres » ; des « gerbes d'étincelles striant un panache de fumée blanche», des « rayons tamisés par le feuillage, des flamboyants qui moiraient de lumière une robe de soie rose ». Je passe une page tout entière l'on ne voit qu'étoiles rutilantes, que clarté laiteuse, tour à tour coulant, absorbée, réfractée. . . Mais je ne veux pas vous priver de cette phrase type :

« Son regard, évitant de se fixer sur le groupe que formaient le père et la fille, enlacés dans une étreinte affectueuse, alla piquer de son fauve rayonnement le Christ d'ivoire attaché sur la grande croix de bronze. »

Enfin il est tel de ces passages l'abus de la des- cription— qu'il s'agisse d'une forêt ou d'un salon est poussé si loin qu'on croirait lire un mémoire de pépiniériste ou un bordereau de commissaire-priseur. Rien ne tue l'art et la poésie, M. Buet devrait le savoir et le* sentir, comme ces technicités. Pardon de ce mot, la manie du néologisme me gagne.

En voilà bien long sur ce que plusieurs appelleront des minuties.

Je voudrais bien cependant, avant dépasser outre, généraliser tout ce qui précède et condenser en quel- ques mots ma théorie de la correction.

La correction est plus qu'une qualité: c'est presque une vertu. Elle en suppose plusieurs.

D'où viennent, chez un écrivain de talent et qui connaît sa langue, comme M. Buet, de si nombreuses incorrections? De ce qu'il a travaillé trop vite, de ce qu'il était pressé d'avoir fini ce qu'il commençait à peine, de ce qu'il se contente du premier jet, c'est-à- dire d'une forme à laquelle manque souvent la justesse plus souvent l'élégance et le fini, l'élégance qu'il faut chercher et, au besoin, savoir attendre, le fini qui suppose un travail ardent et prolongé.

8

Croire que l'on ne rencontre pas toujours des mer- veilles du premier coup, c'est de l'humilité. Rejeter, comme insuffisante, telle expression, demeurer sa tète dans ses mains jusqu'à ce qu'on soit tombé sur le mot juste, c'est du travail, de la persévérance ; c'est le respect de soi-même, de son art et de son public.

J'oserai formuler la règle suivante :

Dans la vie littéraire, pas plus que dans la vie chrétienne, il ne faut jamais se contenter de l'à-peu près. C'est un devoir de conscience et d'honneur, pour l'écrivain comme pour le chrétien, de ne jamais s'arrêter dans sa marche ascendante vers la perfec- tion... Les incorrections, les négligences, les inad- vertances, les ébauches il faudrait des œuvres achevées, sont des fautes non-seulement littéraires, mais morales.

Les gens de lettres indifférents ou hostiles à la vérité religieuse sont souvent des travailleurs acharnés; ils professent le même culte du beau, ils s'épuisent à polir leur ouvrage... Et quelle récom- pense attendent-ils? De l'argent, peut-être de la re- nommée, des honneurs académiques... Et nous qui travaillons pour Dieu, qui voulons par nos œuvres contribuer à sa gloire, sauver les âmes de nos frères, nous nous contenterions de médiocres efforts...! Ce serait presque un sacrilège: «Malheur, a dit l'Esprit- Saint, à celui qui fait négligemment l'œuvre de Dieu ! »

Je me suis un peu arrêté sur le chapitre des desi- derata. Je repète que c'est une marque de l'estime que je fais de M. Buet: si je ne le croyais capable de comprendre mes critiques critiques de confrère et d'ami de les comprendre et d'en profiter, pren- drais-je la peine de les formuler?

J'ajoute que ce sont un peu critiques d'homme du métier. Les trois quarts et demi des lecteurs ne s'en apercevront pas.

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Maintenant, si je voulais insister sur les qualités de M. Buet et les mérites de Maltauerne, je n'en finirais pas.

J'en ai touché quelque chose en commençant.

Deux points surtout sont à noter, des plus impor- tants dans un livre qui a la prétention sainte pré- tention — de faire du bien.

D'abord c'est un roman, mais de ceux qui peuvent impunément, que dis-jc ? avec grand profit, être mis en toutes mains.

Ce n'est pas une thèse sur l'amour, comme Sophie, ce qui fait que celle-ci, malgré son incontestable pureté, n'est pas le livre de tout le monde... Dans le Crime de Maltaverne, l'amour de Georges et de Marthe, quoique l'un des pivots sur lesquels roule toute l'his- toire, n'y occupe qu'une place restreinte, il n'est guère qu'esquissé d'un crayon extrêmement délicat et réservé. Je ne sache pas de lecteurs ou de lectrices appartenant à un patronage ou à un ouvroir, d'élèves du Sacré-Cœur ou de Vaugirard auxquels on ne puisse faire lire Maltaverne, de la première ligne à la dernière.

Ce n'est, pas non plus un de ces récits qui montent les jeunes têtes, surexcitent les imaginations de quinze ans, promettent leur prince Charmant aux plus humbles fillettes, et, en attendant, les poussent à écrire leurs mémoires, ce qui, sauf exception, est une chose déplorable. Plus souvent qu'on ne pense, hélas! par l'accumulation des aventures, l'analyse à outrance des sentiments, le contact de personnages plus grand que nature, ces récits pimentés dont je parlais naguère font vivre nos filles et nos sœurs dans un monde non pas idéal, mais romanesque. Que leur resterait-il donc, que du mépris, pour les simples devoirs et les prosaïques évolutions de la vie de chaque jour?

En somme, a moins que l'on ne s'en tienne au jan-

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Béniste rigorisme qui exclue des lectures d'une jeune fille tout ouvrage d'imagination, le Crime de klalta- verne est un de ceux dont la mère non-seulement permettra, mais conseillera, mais offrira la lecture à sa fille.

J'ajoute qu'il est difficile d'imaginer une lecture plus captivante.

J'en ai eu sous les yeux un exemple bien frappant.

Un très-jeune savant, dont l'esprit, amateur des faits, de ce qui est vrai , de ce qui est arrivé, do ce qui mène à une conclusion pratique et en même temps élevée car mon jeune savant est des plus chrétiens avait pour les livres d'imagination les meilleurs une répugnance violente... j'oserai dire, quoique j'en fasse, injuste et outrée.

Pendant les loisirs d'une journée de chemin de fer, le Crime de Maltaverne est tombé sous sa main... Il ne l'a pas quitté qu'il ne l'ait achevé. Et, tout en cons- tatant quelques-uns de ses défauts, il a surtout été frappé de ses qualités, du charme des descriptions, de la vicacité du dialogue, du beau souffle chrétien qui anime le livre d'un bout à l'autre, d'un certain don que possède l'auteur d'attacher et d'entraîner, sans jamais se jeter dans le violent ou le bizarre.

Donc le Crime de Maltaverne mérite les lecteurs et les attire.

Souhaitons à M. Buet de se corriger de ses petits défauts, de cultiver de plus en plus ses belles et grandes qualités. Il ne tardera pas à devenir un de nos meilleurs, de nos plus charmants conteurs. [Univers.) Euo. de Margerie.

RECUEIL DRAMATIQUE

A L'USAGE

DES RÉUNIONS DE JEUNES GENS, MAISONS D'ÉDUCATION

CERCLES CATHOLIQUES

ASSOCIATIONS, l'A I lu » LGES

Par A. . I> E C H A. U V I G X K

Un volume in-lî de xxvm-366 p. Prix : 3 Ir. 50.

Nous sommes en retard malgré nous avec ce pré- cieux recueil qui est tout à la fois une œuvre d'esprit et une bonne action. L'auteur est un vétéran de nos Œuvres, son nom est justement aimé et respecté. Il a pu étudier les ouvriers5 et les a étudiés en homme de sens et en chrétien. C'est dire qu'il sait trouver le trait capable de former l'esprit, et le mot qui va au cœur. Un ancien a dit que la comédie cor- rige les mœurs en riant. Le mot n'a pas toute la jus- tesse désirable; car se moquer du mal n'est pas tout, il faut encore lui opposer le bien, et l'exemple du bien doit être ce qui domine dans une œuvre drama- tique. Les spectateurs ne reconnaissent pas leurs défauts dans les critiques qu'on en fait; l'avare, le premier, rit du portrait fidèle d'un avare souvent tracé sur son modèle; mais il aime à se reconnaître dans les beaux sentiments et dans les bonnes actions qui se déroulent sous ses yeux, et dont le germe fécond se trouve au fond de son cœur, car nous avons en nous la racine de tout bien, et l'exemple la déve- loppe.

Nous aimons à rappeler ici ce principe dont nous trouvons une excellente application dans le livre de M. de Chauvigné. A ce titre, le recueil que nous annonçons servira, non-seulement de ressource aux fêtes de nos CEuvres, mais encore de modèle aux éorivains qui travaillent pour noire répertoire. L'écueil des pièces morales, c'est la longueur et la froideur. Mais les pièces de M. de Chauvigné ont le mérite d'éviter ce défaut. Elles ont tout à la fois la distinction du langage, la délicatesse clés sentiments, l'intérêt et la vie de l'action, enfin, la variété dans les sujets. Toute la sympathie des directeurs d'Œuvres ouvrières leur est acquise d'avance*.

Le recueil contient sept pièces dont nous nous con- tenterons de donner les titres : Lu Saint-Augustin; h s Suites d'une faute; V Équipée ; Devant l'ennemi; la Dernière lettre ; les Deux Robinsohs du château noir; la Fête du Directeur. Ces pièces sont faciles à jouer sur tous les théâtres de nos Œuvres. L'auteur a soin, du reste, d'indiquer avec détails la mise en scène de chacune.

Nous ne devons pas négliger de signaler une addi- tion qui donne un nouveau prix au volume, c'est une préface contenant des conseils pratiques pour la pré- paration des pièces. Nous sommes sûrs que ces con- seils, fruits de l'expérience, seront appréciés des régisseurs souvent improvisés des réunions ouvrières. (Bulletin de l'Union des Œuvres ouvrières.)

Saint- Quentin, Imprimerie Jules MoonEAU.

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